A Livourne, des sépharades à bon port

Une exploration des liens commerciaux au XVIIIe siècle entre marchands juifs de Toscane et comptoirs indiens.

Après avoir longtemps fasciné les historiens, la micro-histoire a perdu de son attrait. C’est aujourd’hui l’histoire globale avec ses vastes horizons qui est à la mode car elle répond aux exigences imposées par la mondialisation d’une histoire pensée à l’échelle du monde. Mais cette dichotomie est-elle vraiment pertinente ?Livorno_dall'aereo_1

Francesca Trivellato, professeure à l’université Yale (Connecticut), en doute. Elle propose au contraire dans son livre de «faire une histoire globale à échelle réduite», démarche indispensable si l’on veut décrypter certains mécanismes historiques sans recourir à de fragiles généralisations. En l’occurrence, elle s’intéresse aux marchands sépharades du port toscan de Livourne afin de comprendre par une approche micro-historique comment fonctionne au XVIIIe siècle un réseau marchand opérant à très longue distance, problème crucial à une époque où les échanges au long cours sont au cœur de la croissance économique.

Carrefour.

Les sépharades appartiennent à la communauté juive chassée de la péninsule ibérique à la fin du XVe siècle. Dans les années 1590, certains choisissent de vivre à Livourne car les grands-ducs de Toscane y mènent une politique de «mercantilisme philosémite»,accordant aux juifs des privilèges presque sans équivalent dans le monde chrétien. Ils sont ainsi les seuls en Italie à ne pas être cantonnés dans un ghetto et à posséder légalement des biens immobiliers. Livourne devient la ville qui compte, avec près de 10% de sa population, la plus forte proportion de juifs en Europe. S’ils bénéficient d’une réelle protection, les juifs y sont cependant une minorité stigmatisée, chaque crise ravivant les vieux préjugés antijudaïques. C’est pour exprimer ce mixte d’égalité en droit et de discrimination de fait que Francesca Trivellato invente la notion de«cosmopolitisme communautaire». «On a affaire à une société très diversifiée et, en même temps, très ségréguée, qui ressemble plus à Alexandrie à la fin de la période ottomane qu’à Londres ou à New York aujourd’hui : une société dans laquelle la majorité des individus cantonne l’horizon de leurs attentes à leur nation d’appartenance.»

Les plus riches des sépharades livournais possèdent des sociétés commerciales importantes, actives en particulier dans l’import-export de produits de luxe avec l’Empire ottoman, à tel point qu’au milieu du XVIIe siècle Livourne remplace Venise comme principal carrefour du commerce en Méditerranée. La particularité des structures de parenté dans la diaspora sépharade occidentale explique en partie ces succès. Le mariage consanguin, prohibé chez les protestants comme chez les catholiques, y est la norme, ce qui favorise le maintien du capital au sein des familles. De plus, si un négociant meurt ou fait faillite, sa veuve est en droit de réclamer la restitution de sa dot, qui échappe ainsi aux créanciers lors des faillites. Le montant élevé des dots chez les juifs, signe probable d’une plus grande indépendance juridique et économique des femmes que dans le monde catholique, fait que «les contrats de mariage se substituent d’une certaine façon aux contrats d’entreprise».

A l’encontre de beaucoup de spécialistes, l’historienne de Yale estime que si la force de ce type de société tient bien sûr à la solidité de ses réseaux ethniques ou religieux, elle réside aussi beaucoup dans sa capacité à entretenir dans la durée des relations de commerce confiantes avec des marchands d’origines très variées. En mobilisant la très vaste correspondance (13 670 lettres ont été conservées) de la compagnie sépharade Ergas & Silvera, l’auteure décrit avec minutie les rouages de ce «commerce interculturel» au XVIIIe siècle. Elle montre ainsi comment la confiance est loin d’être spontanée au sein même du monde sépharade, ne serait-ce que pour des raisons linguistiques : si les sépharades d’Orient échangent en général en hébreu, les marchands sépharades occidentaux parlent mal cette langue et utilisent surtout le portugais. Plus généralement, du fait des grandes distances, l’appartenance au judaïsme et les liens de parenté ne protègent pas des correspondants malhonnêtes ou peu fiables. Les mesures disciplinaires prises par les responsables de la communauté juive ainsi que les pressions informelles exercées par les coreligionnaires, bien plus que les improbables recours aux tribunaux, sont des outils de contrôle importants – mais leur efficacité n’est pas sans limite.

Crédibilité.

La société Ergas & Silvera essaie de ce fait de choisir les agents les plus compétents, quelle que soit leur religion : ce sont des sépharades à Amsterdam et à Londres car ils dominent le commerce avec l’Europe du Nord, mais des chrétiens à Venise ou à Lisbonne, voire des marchands hindous à Goa. Dans tous les cas, la relation épistolaire entre des personnes qui le plus souvent ne se rencontrent jamais tient un rôle central dans la construction d’une relation de confiance.

Cela ne signifie aucunement, insiste Francesca Trivellato, que le commerce interculturel soit synonyme de tolérance et d’ouverture d’esprit, «il peut être motivé par le seul intérêt économique et coexister avec des représentations négatives d’autrui». La crédibilité commerciale de chaque groupe ethnique ou religieux reposant ainsi sur la bonne réputation de chacun de ses membres, le paradoxe de ce commerce est qu’il s’accompagne bien souvent du renforcement des normes et de la discipline communautaire et, par conséquent, d’une séparation nette entre groupes ethniques. Ce n’est donc pas un hasard si le déclin des activités commerciales sépharades de Livourne ou de Londres est contemporain d’importants changements au sein du monde juif après 1750, avec l’arrivée en Europe des sépharades d’Afrique du Nord et des ashkénazes, qui redistribuent les cartes et modifient les règles du jeu communautaire.

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