Sarah Cattan : Le Canard, un siècle d’ironie en liberté

Bon anniversaire mon cher journal. Il était moins une et « ils » ont failli réussir, me faire renoncer, me dire qu’il était bien vain, aujourd’hui, de te souhaiter Bon Anniversaire. Mais ce fut l’inverse. Le 14 juillet, j’ai compris dans les larmes, en ce temps où notre Liberté est leur cible principale, combien il était important que tu vives encore, que tu parles encore, que tu nous représentes encore, que tu triomphes encore, mon bel emblème, mon Canard Enchaîné, toi qui fêtes tes 100 ans.

Tu nous as offert un numéro spécial pour l’occasion. Tu l’as titré En route pour le bicentenaire, et je te le redis bien fort : nous avons besoin de Toi, ovni journalistique sans équivalent en France, mon cher journal satirique.

Bon anniversaire. Pour l’occasion, tu es revenu sur ton histoire mouvementée, sur l’origine de certaines rubriques, mais également sur tes plus grands coups d’éclat. Toi qui as su garder ce ton critique, unique dans l’Hexagone, toi dont l’équipe se félicite dans ce numéro spécial d’avoir vécu depuis un siècle sans jamais accepter un centime de publicité et de n’avoir jamais emprunté un centime à une banque.

Sans photos, sans publicité, tu emploie 30 journalistes dont 9 dessinateurs. Tu as écoulé 389 500 exemplaires en moyenne chaque semaine en 2014 et tu t’offres le culot de rester un des rares médias à ne pas avoir de déclinaison en ligne. Alors certains te disent vintage, oldfashion, pourtant tu as un compte Twitter que tu alimentes avec parcimonie, tu as même un site internet, et Serge July, dans son Dictionnaire amoureux du journalisme, te résume ainsi: Le Canard n’était pas le seul au milieu de la mare. Mais il est le seul à avoir réussi la traversée.

UN TOUT PETIT PEU PLUS QUE CENT ANS

Il me faut d’abord dire que tu as un tout petit peu plus que cent ans. Rappeler que tu es né le 10 septembre 1915 grâce à tes fondateurs Maurice et Jeanne Maréchal, mais que seuls cinq numéros surent alors résister à la censure et aux problèmes financiers.

le canard

Le 5 juillet de l’année suivante, tu as su renaître de tes cendres et seule la Seconde Guerre Mondiale réussira à arrêter ta parution.

Bon anniversaire. Cette semaine, ta rédaction nous offre ce numéro spécial avec un feuillet de quatre pages retraçant notamment les différentes affaires que tu dévoilas : Papon aide de camps, Tiberi et le bourrage des listes électorales, et puis aussi ton premier beau coup réalisé dès 1919 : là tu nous révélas les décisions cachées de François Wendel, et tu titras: La Ve République est une vaste quincaillerie, dont voici quelques belles casseroles.

Ta première Une, celle du 5 juillet 1916, quand tu coûtais 10 centimes, merci de nous l’offrir aujourd’hui. Merci de nous rappeler que la désormais célèbre Mare aux Canards était déjà là, sous la forme d’un petit encart, pleine d’informations confidentielles dévoilant déjà les coulisses du pouvoir, que jadis comme aujourd’hui s’arrachait la classe politique.

Sur ta Une encore de 1916, marquée du slogan Tu auras mes plumes, tu n’auras pas ma peau, une case vide est le témoin de la censure dont tu étais victime à l’époque.

Nous voulons rendre hommage à ces deux-là qui t’ont créé : Maurice Maréchal et Henri Paul Gassier.

Le premier était un journaliste de gauche, et un rapport de police de 1921 indique qu’il n’est pas défavorablement connu au point de vue conduite et moralité. Laurent Martin, dans Le Canard Enchaîné, histoire d’un journal satirique 1915-2005 (Editions Nouveau Monde), l’évoque ainsi : C’était un géant, un quintal d’os et de chair, qui découpait la volaille avec autant de dextérité qu’il en mettait à la consommer. Il mangeait comme un ogre et vidait des cruchons tout en donnant ses instructions.

Le deuxième, Henri-Paul Gassier, est un Marseillais né à Paris, passionné de caricature, et le journaliste et écrivain Roland Dorgelès écrit à son sujet: Les bras fluets, les épaules basses, la barbiche chétive et un binocle de bureaucrate au bout du nez, il paraissait inoffensif, mais armé de son crayon, cela changeait.

Ces deux-là ont un point commun : la détestation du mensonge, alliée à un très vif esprit caustique, et la naissance du Canard est la réponse au bourrage de crânes que distillaient les grands journaux d’alors, truffés de fausses nouvelles et portant en étendard un patriotisme particulièrement chauvin.

D’emblée ils annoncèrent la couleur dans ton premier édito : Le Canard Enchaîné a décidé de rompre délibérément avec toutes les traditions journalistiques établies jusqu’à ce jour. C’est assez dire qu’il s’engage à ne publier, sous aucun prétexte, un article stratégique, diplomatique ou économique, quel qu’il soit. Enfin, le Canard Enchaîné prendra la liberté grande de n’insérer, après minutieuse vérification, que des nouvelles rigoureusement inexactes. Chacun sait, en effet, que la presse française, sans exception, ne communique à ses lecteurs, depuis le début de la guerre, que des nouvelles implacablement vraies.

J’ étais GAULOIS, j’étais FRANÇAIS

Tu adressas en décembre 1916 une lettre à Anasthasie, ton ennemie intime: Que vous ai-je-fait ? J’étais folâtre, badin ; j’étais gai ; j’étais Gaulois ; j’étais Français, en un mot… Et vous, avec vos grands ciseaux, crac ! crac ! vous me coupez tout. (…) Certes, vous êtes patriote en coupant ; mais vous le seriez bien davantage en tolérant. Car le Canard est aussi patriote que vous. Il l’est parce qu’il s’efforce de faire rire les gens qui sont tristes et qui n’ont, hélas ! que trop de raisons de l’être. (…) Laissez rire, M. Le Censeur, car le jour où la France deviendra sinistre, votre affaire à vous pourrait bien devenir mauvaise..

Pour t’en protéger, et par la même occasion te protéger de sa parente, l’insidieuse autocensure, tu t’engageas à refuser la manne publicitaire et jamais tu ne violas cette interdiction. Tu ne vis que de tes ventes. Tu es modeste et je vais parler en ton nom : les salaires de tes journalistes sont parmi les plus élevés de la presse française et ton capital est détenu à 100 % par ton équipe. Tu leur demandes en contrepartie de ne jamais jouer en bourse ni d’accepter le moindre cadeau ou babioles honorifiques. Tel est le prix très élevé de ton indépendance et de ton honnêteté éditoriale. Les éditions Maréchal, dont le siège est installé rue Saint-Honoré, comptent près de 70 salariés et ont réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires de 24 millions d’euros. De quoi envisager l’avenir avec confiance et honorer ton autre devise: Même si vous avez mes plumes, vous n’aurez pas ma peau.

De tes journalistes, on connaît quelques noms mais on ne connaît aucun visage : on ne les voit pas sur les plateaux de télévision et ils ne s’expriment pas sur les réseaux sociaux. Si tous tes éditos sont signés, nombreux sont les articles non signés : beaucoup d’enquêtes sont réalisées à plusieurs mains et certaines colonnes ne contiennent que de courtes confessions qui ne demandent pas forcément de signature. Tu t’es construit sur la discrétion et la moralité de ton équipe qui a su garantir l’anonymat des informateurs. Ce n’est pas par hasard que l’’historien Laurent Martin t’a consacré un ouvrage intitulé Le Canard enchaîné ou les fortunes de la vertu, histoire d’un journal satirique.

L’AFFAIRE DES PLOMBIERS

Ah ce n’est pas que le pouvoir n’ait pas rêvé de te contraindre au silence ! Comprends-le : combien tremblent chaque mercredi et qu’ils sont fous de rage, s’évertuant vainement à deviner les sources de tes journalistes. On m’a raconté comment, en décembre 1973, les services secrets tentèrent d’installer des micros au sein de ta rédaction et comment, pris sur le fait, tu les ridiculisas en baptisant ce scandale L’affaire des plombiers, ou Watergaffe. Tu fis plus encore : tu apposas dans tes locaux une plaque en hommage à Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur de l’époque. Satire et dérision, gloire à tes armes pacifiques.

Lorsque le 7 janvier 2015, Cabu tomba avec ceux de Charlie sous les balles des frères Kouachi, tu fis face au vide sidéral que créa cet assassinat et comme tu publias en une du numéro suivant, en guise d’hommage, l’ autoportrait de Cabu face à son célèbre personnage du beauf, et que tu osas titrer : Allez les gars, ne vous laissez pas abattre, tu reçus moult messages menaçants assortis de promesses de découper à la hache tes journalistes, et peu le savent, mais tu bénéficias d’une protection policière conséquente.

Souvent tu battis des records de vente. Tristement en Janvier 2015 tu tiras à 1 million d’exemplaires.

En 1972, tu torpillas la candidature possible de Jacques Chaban-Delmas à la présidentielle en révélant qu’il ne payait pas d’impôts.

Le 10 octobre 1979, tu atteignis 900 000 exemplaires en révélant que des diamants de 30 carats d’une valeur de 1 million de francs auraient été remis, en 1973, à Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances, par le dictateur centrafricain Jean Bédel Bokassa.

Le 19 septembre 1979, tu fis très fort aussi en publiant la feuille d’impôt de Marcel Dassault. Après tout, s’il s’était abstenu de clamer haut et fort qu’il ne s’attribuait aucun salaire des entreprises aéronautiques qu’il détenait, tu ne nous aurais pas raconté qu’il percevait ce revenu annuel de 54 millions de centimes en qualité de rédacteur en chef de Jours de France.

PAPON, TIBERI, BEREGOVOY, LEPAON …

Tu explosas les ventes le 13 mai 1981 tu déterras le passé collaborationniste de Maurice Papon et révélas le rôle joué par l’ancien ministre de Valéry Giscard d’Estaing dans la déportation de 1690 Juifs à Bordeaux : en produisant des documents signés prouvant son implication, tu tiras à 1,2 million d’exemplaires.

En 1993, tu crus utile de dévoiler le prêt d’un million de francs qu’un industriel avait consenti à Pierre Bérégovoy. Quand ce dernier se suicida sans un mot d’explication, François Mitterrand dénonça ceux qui avaient livré aux chiens l’honneur d’un homme et finalement sa vie.

En 1995 tu dénonças l’attribution de logements sociaux à un fils du Premier ministre Alain Juppé ou aux enfants de Jean Tiberi, alors maire de Paris, et c’est toi qui révéleras en 2014 le montant des travaux de rénovation de l’appartement de fonction du secrétaire général de la CGT, Thierry Lepaon.

En 2011, tu publias une enquête sur les mariages franco-chinois organisés par l’une des collaboratrices du maire de Tours, rapportant à la belle quelque 800 000 euros. Une fois encore, quand le procès eut enfin lieu quatre ans plus tard, le maire de Tours, Jean Germain, mit fin à ses jours.

Informer et distraire nos lecteurs avec du papier et de l’encre, disais-tu. Sois fier, tu fus et tu es à la hauteur de cette noble ambition. Tous les mercredis, la classe politique te guette et te redoute. Comme nous, avant nous, elle feuillette fébrilement ta page 1 et le titre énorme qui la barre, premier calembour, inratable. Comme nous et plus anxieusement, elle scrute ta page 2, La Mare aux canards, la plus lue, faite des potins et coulisses de l’actualité politicienne.

Tes pages 3 et 4 sont réservées aux enquêtes et aux scoops. En page 5, tu délivres quelques infos plus locales. Ta page 6 nous parle de culture et des films qu’on peut voir : tu nous conseilles cette semaine l comédie musicale Sur quel pied danser, Truman et irréprochable mais tu ne nous proposes pas d’éviter un gros navet : tu étais de bonne humeur et puis c’est l’été. Chaque mercredi, je te fais confiance, car, « c’est au dessus de tout : aucun copinage, films grand public et films intellos à égalité et un parfait vade mecum pour une semaine de cinéma . » Selon un cinéphile convaincu. L’exact inverse d’un Télérama.

Ta page 7, dans la rubrique Prises de bec, cloue au pilori une personnalité de premier plan de la semaine écoulée ou de l’actualité mondiale : cette semaine, tu titras : Harlem Désir Retiens l’ennui ! enfin, une sorte de pot-pourri fait de brèves se trouve en page 8. Et, bien sûr, les caricatures foisonnent, indissociables de l’esprit satirique qui t’anime, car ton parti pris est affiché : nous faire rire coûte que coûte, avec subtilité, celle que requiert l’ironie.

Un journal libre est nécessairement ironique, disait Camus.

4Bon anniversaire, toi qui joues un rôle éminemment démocratique. Ta liberté et ton impertinence sont œuvre de salubrité publique.

Sarah Cattan

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5 Comments

  1. Il est vrai que le canard est toujours bon à déguster, mais pour ceux à qui il est servi, peut s’avérer indigeste…
    Bon anniversaire, le centenaire !

  2. Un journal satirique mais parfois au conséquence parfois pas très rigolote …Beregovoy. .Jean Germain entre autre. ..c’est la triste loi de la Vérité..mais bon joyeux Centenaire. .car je ne serai pas là
    .pour le Bicentenaire

  3. Les suicides de Beregovoy ou Jean Germain sont-ils le fait du Canard. Ce n’est pas un journal qui harcèle . Pas de paparrazzi. Pas d’acharnement. Et même une éthique.,
    par exemple ils n’ont pas parlé de Mazarine comme l’a fait Match .
    Quand ils « sortent » une affaire, ils ne sont pas responsables de l’affaire. Les suicides emportent avec eux bien des non-dits. On sait tous que Beregovoy a été méprisé par Mitterand et qu’il faisait partie de ces hommes rares qui ont un sens de l’Honneur très haut placé. On sait aussi combien L’ affaire Beregovoy n’avait rien de grave et était un non-evenement . Jean Germain et tant d’autres ne sont pas les victimes du Canard mais font partie de ceux qui corrompent la Fonction et ne peuvent supporter les conséquences de leurs actes. Le Canard n’a tué personne.

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