« Oriented » suit le parcours de trois jeunes homosexuels arabes israéliens de Tel-Aviv. Ce film questionne toutes les identités, dans un pays qui affiche sa tolérance envers les minorités sexuelles, mais où les individus sont définis d’abord par leur appartenance communautaire.Franchement, Khader a-t-il une tête de victime ? Le jeune homme est assis en tailleur dans une pièce climatisée du bureau de relations publiques où il travaille. Un chapeau de paille posé sur le haut du crâne, à la manière de Trenet, lui fait comme une auréole. Le ton un chouïa snob et un sens de la repartie dévastateur trahissent le Telavivien branché. La fenêtre ouvre sur la fournaise de la bruyante rue Eilat qui relie Tel-Aviv la juive à sa voisine Jaffa, majoritairement arabe. Juste après notre entrevue, le 8 juin, à cinq stations de bus de là, deux Palestiniens ont ouvert le feu sur les clients d’un café, tuant quatre personnes. Quelques jours plus tard, un attentat contre une boîte de nuit gay d’Orlando, en Floride, fera 49 morts et 53 blessés. Khader, 28 ans, est à la fois homosexuel, arabe dans un pays à majorité juive et citoyen israélien dans un Moyen-Orient à feu et à sang. Face à une menace terroriste globalisée, on peut légitimement se poser la question de sa sécurité. Il répond : « Franchement, est-ce que j’ai une tête de victime ? Je suis gay et d’origine palestinienne, et c’est tout à fait compatible. Je veux que le monde entier le sache. »
Les tribulations identitaires de trois jeunes homosexuels arabes israéliens
Le monde entier s’apprête en effet à le savoir avec la sortie internationale, le 21 juin, sur la plateforme iTunes, d' »Oriented », le documentaire du Britannique Jake Witzenfeld, dont il est l’un des principaux protagonistes. Dans un pays alors plongé en pleine guerre de Gaza, à l’été 2014, et déchiré par les tensions communautaires, on suit les tribulations identitaires de trois jeunes homosexuels arabes israéliens : le charismatique Khader, donc, et deux de ses amis, Fadi, un Arabe chrétien, infirmier dans un hôpital du centre d’Israël, grand type mélancolique qui divise ses contemporains entre « eux » (les juifs israéliens) et « nous »; et Naeem, un jeune homme doux qui se définit comme « Palestinien, végétarien, athée et féministe ». Lui se demande comment annoncer à ses parents qu’il est homosexuel et qu’il n’entend pas rentrer vivre au village.
On découvre les trois amis, joyeux, dansant à un concert underground à Amman, la capitale jordanienne. La preuve, note Khader, qu’on peut vivre librement dans le monde arabe. Il explique enthousiaste, face à la caméra: « Les juifs disent toujours aux homos palestiniens que s’ils n’aiment pas Israël, ils n’ont qu’à aller voir comment ça se passe ailleurs au Moyen-Orient. Eh bien voilà, c’est possible »
Il oublie pourtant le poids du tabou dans le très conservateur Royaume hachémite. On le retrouve plus tard refugié avec son compagnon, un juif israélien, dans la cage d’escalier de leur immeuble durant une alerte consécutive à des tirs de roquettes en provenance de Gaza. Deux scènes qui résument les paradoxes d’une région où les individus sont définis d’abord par leur appartenance communautaire : quand trois identités se superposent, les lignes finissent par se brouiller. Dans le film, les trois jeunes gens sortent donc triplement du placard : en tant qu’homosexuels, en tant qu’Arabes, mais aussi – à leur corps défendant – comme citadins profondément « israélianisés ». Jake Witzenfeld, dont c’est le premier film explique : « Ce qui m’intéresse, c’est de montrer les zones grises de la réalité de la vie ici, sa complexité ; pas la division binaire habituelle. Je veux que les spectateurs soient déboussolés, qu’ils remettent en question leurs certitudes sur le conflit, quelles qu’elles soient. »
Le réalisateur, qui a le même âge que ses protagonistes, voulait dans un premier temps raconter le couple formé par Khader et David. Un musulman et un juif qui s’aiment : le scénario semblait idéal. Mais le thème du Palestinien fuyant un environnement homophobe pour trouver refuge dans la communauté LGBT israélienne avait déjà été largement traité, au cinéma (« The Bubble », d’Eytan Fox, par exemple) comme dans des enquêtes journalistiques. Khader avait de toute façon refusé tout net de s’aventurer sur ce chemin-là, imposant sa propre problématique : « A Tel-Aviv, ils s’imaginent être les seuls capables d’ ouverture d’esprit. Mais ils détestent que tu sortes du rôle de l’ Arabe opprimé. Je refuse ce paternalisme qui est devenu un instrument politique aux mains d’Israël. »
Le « pinkwashing », une « caution rose »
La critique, en vogue parmi les partisans de la mise au ban de l’Etat hébreu de la communauté internationale, est connue. Elle a un nom : le « pinkwashing », cette « caution rose » dont la hasbara (communication en hébreu) israélienne abuserait pour s’exonérer de ses responsabilités dans le conflit avec les Palestiniens. Autrement dit, en se présentant comme le défenseur des minorités sexuelles ou religieuses, Israël s’offrirait à bon compte une légitimité démocratique. Un thème systématiquement évoqué par le Premier ministre Benyamin Netanyahou dans ses discours en anglais, mais beaucoup plus rarement en hébreu. Présenter l’Etat juif comme le seul pays « gay friendly » du Moyen-Orient est même, depuis une décennie, l’un des piliers de sa diplomatie, bien aidée, il est vrai, par la comparaison avec ses voisins : de l’autre côté de la frontière, en Syrie, Daech jette les homosexuels du haut des immeubles, et en Egypte, ils sont traqués et emprisonnés. Emmanuel Nachson, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères répond : « C’est un réflexe pavlovien : même de cela, nos adversaires ne sont pas prêts à nous faire crédit. La réalité, c’est pourtant que nous sommes l’un des pays les plus avancés au monde sur ces questions. »
De là à faire du pays un paradis LGBT, c’est largement exagéré. Certes, les couples mariés à l’étranger y sont reconnus, l’adoption et la gestation pour autrui, autorisées, et même le saint des saints, Tsahal, compte des officiers transsexuels dans ses rangs. Mais dans les communautés ultraorthodoxes comme chez les Arabes ou dans les villes de la périphérie d’Israël, il est toujours très mal vu, voire impossible, de s’afficher avec un partenaire du même sexe.
Tel-Aviv, « ville la plus gay du monde »
Reste Tel-Aviv, bulle de tolérance et d’hédonisme, fière de son titre de « ville la plus gay du monde » attribué en 2012 par la webosphère. La récente parade de la Gay Pride, à laquelle participaient 200 000 personnes début juin, était même entièrement organisée par la mairie, un cas unique. Une identité d’ailleurs tellement assumée qu’on n’y trouve aucun quartier homosexuel équivalant au Marais, à Paris, ou au Castro, à San Francisco : à quoi bon s’enfermer dans un ghetto alors que, selon les estimations officielles, le quart des 400 000 habitants de la ville se revendique de la communauté LGBT ? Ce tableau est pourtant à nuancer. En témoigne la levée de boucliers des associations homosexuelles après l’annonce récente faite par le gouvernement de débloquer l’équivalent de 3 millions d’euros pour promouvoir le tourisme gay : c’est dix fois plus que le budget annuel alloué à une communauté qui ne fait avancer sa cause que grâce à un empirisme très israélien, mais en dehors de tout statut reconnu par la loi.
Cette idéalisation de Tel-Aviv fait en tout cas doucement rigoler Khader qui, pour y avoir grandi, sait de quoi il retourne : »La ville est sale, l’humidité, l’été, y est intolérable, le coût de la vie est délirant, et c’est tellement petit qu’on vit en vase clos. »
httpv://youtu.be/N_DoLWMM1qY
Dans « Oriented », on le voit décider de fuir la guerre et les tensions pour s’installer à Berlin, nouvelle terre d’exil de la jeunesse israélienne. Il a tenu trois mois avant de revenir à son port d’attache. Michel Foucault le premier a expliqué à quel point sexe et politique sont indissociables. On ne sait pas si Khader a lu le philosophe français, mais il le résume à sa façon : « J’aimerais pouvoir n’être défini que par ma sexualité, comme les gays en France ou aux Etats-Unis. Mais à chaque fois qu’il y a une guerre, à chaque crise sécuritaire, je redeviens l’ Arabe, l’ennemi. C’est frustrant. »
C’est justement cette dissolution de l’enjeu des inclinaisons personnelles dans le maelström de la question ethnique qui sous-tend tout le film. La victoire par l’absurde, en quelque sorte, de la volonté de normalisation de la communauté homosexuelle.
Une scène miraculeuse saisie par la caméra de Jake Witzenfeld, qui n’en a découvert la force qu’au dérushage, dit tout de ce conflit intime : celle du mariage de la sœur de Khader. La famille est musulmane, mais comme on est à Jaffa où tout est plus libre, on y boit de l’alcool. Fadi discute dans un coin avec une amie. Il est déchiré : tombé amoureux d’un juif israélien, un soldat par-dessus le marché, il ne sait pas s’il doit écouter son cœur ou sa conscience politique. « Nous vivons dans un monde pourri. Arabes israéliens ou Palestiniens : personne ne sait qui nous sommes , le secoue son amie. Oui, nous vivons dans un monde pourri, mais cela n’a rien à voir avec l’amour. La vie, ce n’est pas seulement une idéologie. Alors, au moins, amuse-toi ! «
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