Dire que Vichy a protégé les Juifs français n’est pas un contresens total !
C’est une réalité historique.
Trente-cinq ans après sa première édition, Robert Paxton défend encore et toujours la même thèse sur Vichy. L’auteur a pourtant affirmé qu’il a étudié de nombreux nouveaux documents aux archives nationales, que des archives qui étaient fermés jusqu’à 2008 sont désormais ouvertes au public. Une fois encore Robert Paxton pense que le public est dupe. Les archives françaises sont ouvertes aux chercheurs français et étrangers sur dérogation depuis 1992. Comme historienne spécialiste de cette époque je n’ai eu aucun mal à consulter tous les documents demandés : procès de la Haute Cour de Justice, procès de Justice de la Seine, dossiers personnels des préfets, dossiers de la police, etc. En réalité R. Paxton a juste ajouté dans son livre réédité en 2015, quelques références bibliographiques publiées au cours des trente dernières années. Mais mes quatre ouvrages sur le sauvetage des Juifs et la désobéissance civile publiés depuis 2005, ne figurent pas, car il s’agit pour l’historien d’ignorer cette part de la vérité historique[1]. D’ailleurs on peut souligner une grave lacune qui caractérise son livre réédité, le manque d’une liste détaillée des documents d’archives étudiés et une bibliographie. Comment un grand historien et professeur d’histoire émérite à Columbia University, peut se permettre de publier un ouvrage d’histoire, sans donner les sources et la bibliographie, mis à part les quelques rares notes en bas de page ?
POUR EN REVENIR AU DÉBAT DE PAXTON ET D’ERIC ZEMMOUR

Pour revenir au débat de Paxton et d’Éric Zemmour, il est vrai que le second n’est pas un historien, mais le premier est un historien qui refuse de voir la réalité historique. En se basant sur des centaines de documents d’archives étudiés en France à Paris, et dans les différents départements, en Israël, et aux Etats-Unis, j’ai démontré dans mes nombreuses publications qu’à Vichy des fonctionnaires ont essayé de sauver des Juifs français, et parfois des juifs étrangers. Tout d’abord il faut rappeler que Vichy n’est pas d’un seul bloc, et que sa politique évolue et traverse des modifications en fonction de l’évolution de la guerre en Europe, en fonction de la politique nazie, et en fonction des nominations de nouveaux ministres au fil des mois. Il y a eu de nombreux changements en quatre ans. Ainsi, avec le gouvernement de 1943 et encore plus celui de 1944 est composé de ministres et secrétaires d’Etat plus aptes à collaborer avec les Allemands, que celui de 1940. S’il y a eu sauvetage des Juifs de la part des fonctionnaires, à l’échelle des ministères, et à l’échelle locale par des maires, des préfets, des doyens d’université, cela pouvait se réaliser jusqu’à avril 1942, au maximum novembre 1942, date de l’occupation totale de la France par les Allemands.
DÉROGATION AUX JUIFS FRANÇAIS, ANCIENS COMBATTANTS
Paradoxalement pour un gouvernement qui a adopté une politique antisémite et d’exclusion des Juifs, il était possible d’accorder selon la loi même des dérogations au Statut des Juifs. Les propositions ne sont pas toujours acceptées par le Conseil d’Etat. Mais nombreux ministres et secrétaires d’Etat, doyens d’universités et autres fonctionnaires profitent de cette possibilité pour demander d’accorder une dérogation à des Juifs français, anciens combattants, mais également à des professeurs, artistes, hommes de lettres, ingénieurs et scientifiques, qualifiés d’utiles à la nation et particulièrement utiles à la nation. La grande majorité des ministres et secrétaires d’Etats « technocrates » : Yves Bouthillier, Jean Jardel, Jean Ybarnegaray, François Lehideux, Jean Bichelonne, Jacques Barnaud, René Belin Jean Jardin, Robert Gibrat, et Georges Lamirand, n’ont pas approuvé la politique antisémite du gouvernement de Vichy et ont trouvé les moyens pour accorder des dérogations à des Juifs qu’ils connaissaient. Souvent ils leur trouvent aussi un travail illégal, des faux papiers, et plus tard même un réseau pour les cacher.
Ainsi si au sein de l’armée et du ministère de l’Intérieur l’exclusion des Juifs fut la plus importante, ce ne fut pas le cas au ministère du Travail ou à celui des Communication. Si aucun fonctionnaire employé juif ou agent n’avait été maintenu en fonction en zone occupée dans les services du ministère de la Justice ou ceux de la Chancellerie de la Légion d’honneur, en revanche dans les services de la Marine même en zone occupée on trouve plusieurs fonctionnaires juifs maintenus par dérogation[2]. C’est aussi le cas pour certains scientifiques et médecins. Les exemples sont nombreux.
XAVIER VALLAT ET DARQUIER DE PELLEPOIX
Si Xavier Vallat, chargé du Commissariat aux Questions Juives de 1941 à avril 1942, est bien connu de longue date comme un antisémite de premier plan, il faut rappeler qu’il a cependant protégé des juifs anciens combattants , de nationalité française, établis depuis de longue date en France. Pourtant il a été évincé de son poste sous la pression allemande et remplacé par Darquier de Pellepoix, un antisémite zélé sans scrupules et pro-allemand. A plusieurs reprises le Dr BLanke, représentants des autorités allemandes, reprocha à Vallat d’avoir accordé un grand nombre d’exceptions en faveur des juifs qui vivaient depuis de longue date en France. De même le capitaine Sézille de l’Institut d’Etudes des Question Juives, (une institution subventionnée par les autorités allemandes) affirma à plusieurs reprises dans ses rapports que les services de Xavier Vallat n’appliquaient pas régulièrement les ordonnances et lois antisémites. Les exemples de fonctionnaires qui ont pris des initiatives pour protéger des Juifs français sont nombreux, et il conviendrait de les étudier.
Le terme « sauver » est peut être inadéquat, mais ce qui est clair que sans l’aide de certains fonctionnaires, qui ont fait par ailleurs le serment de fidélité au maréchal Pétain, 75% des Juifs en France, soit environ 220,000 Juifs n’auraient pas eu la vie sauve. Il s’agit d’initiative à titre personnel, que des fonctionnaires, parmi d’autres ont pris pour dépasser les lois de Vichy et les ordonnances allemandes. Ce que j’ai défini par « La désobéissance civile »[3]. Le fait que des fonctionnaires juifs sont toujours maintenus en fonction le 23 mai 1942 dans les différentes préfectures zone occupée et zone libre : Calvados, Eure, Sarthe etc, mérite une attention particulière de la part de l’historien. Car cela signifie que contrairement aux affirmations de certains historiens, parmi eux Robert Paxton, l’historien doit prendre en compte également les exceptions, les non-applications des lois.
Le fait qu’officiellement l’antisémitisme devient une norme pour l’ensemble des administrations françaises – centrales comme locales- qui participent toutes à des degrés divers à sa mise en œuvre, ne signifie pas que l’on ne trouve pas des astuces, parfois fondées juridiquement, et souvent illégales, pour ne pas appliquer les lois et les ordonnances allemandes. Si Vichy prend en compte les changements dans l’opinion publique à partir de l’été 1942, l’aide aux Juifs par des fonctionnaires, débute, comme celle des religieux catholiques (prêtres, évêques et religieuses), des médecins et assistantes sociales, des scientifiques, des artistes, de directeurs de conservatoires de musique, de théâtre ou de cabarets, de pasteurs et autres, dès 1940, dans les différentes localités et région en France.
Cette attitude n’était pas sans risque, et il faut la placer dans le contexte historique. Il est bien trop simpliste, aujourd’hui de dire que trop de Juifs ont péri. Certainement ils n’auraient pas dû. Mais en comparant la situation de la France, le résultat est tout de même plus positif qu’ailleurs dans les pays de l’Europe occidentale comme la Hollande, et la Belgique. Seul l’exemple de l’Italie mérite une attention particulière, mais dans ce pays la communauté juive est moins importante qu’en France (320,000 Juifs en 1940). La situation des Juifs, en Pologne et en Europe de l’Est et Centrale ne peut être comparée avec celle des Juifs dans l’Ouest, car elle totalement différente depuis plus d’un siècle. Ceci-dit, ajoutons que malgré les efforts des Allemands en zone occupée comme dans le reste de l’Europe pour effectuer une ségrégation des Juifs par divers moyens tels que le couvre-feu, la fixation d’horaires pour les achats, l’interdiction de certains lieux, etc., les Juifs ne furent jamais dans la France de Vichy coupés de la société et de la conscience publique, ni par des ghettos ni par des cloisons étanches résultant des lois.
Dans toutes les zones rurales les Juifs n’étaient pas toujours en sécurité comme l’affirme Paxton. Il existe des zones rurales où la population avec l’aide du maire, de l’instituteur, du curé ou du pasteur, cachaient des Juifs et les protégeaient, mais les choses changèrent avec le développement des maquis, l’activité de la Milice etc. En revanche il existe des zones rurales où les dénonciations ont été nombreuses. De même que dans toutes les montagnes, les Juifs n’étaient pas automatiquement mieux protégés que les juifs dans les centres urbains. Il faut étudier des exemples à l’échelle locale et régionale et ne pas se limiter à une région, mais constituer un tableau à l’échelle nationale, pour mieux comprendre le succès et l’échec du sauvetage des Juifs à tel endroit et à telle date. Mais actuellement les recherches historiques existantes, nombreuses pourtant, sont dans l’incapacité d’avancer des réponses. Le lecteur pourra tout de même recevoir de nombreuses réponses en lisant mes travaux qui avancent certaines réponses à l’échelle locale et nationale.
Limore Yagil
Limore Yagil est historienne, professeur HDR et chercheur à l’université Paris IV-Sorbonne.
[1] Limore Yagil, Chrétiens et juifs sous Vichy : sauvetage et désobéissance civile, Cerf, 2005 ; La France terre de refuge et de désobéissance civile 1936-1945 : sauvetage des Juifs, Cerf, 2010-2011, 3 tomes ; Le sauvetage des Juifs dans l’Indre-et-Loire, Sarthe, Maine-et-Loire, Mayenne, Loire-Inférieure, 1940-1943 ; Geste éditions, 2014 ; Au nom de l’art 1933-1945 : exils, solidarités et engagements, Fayard, 2015.
[2] Voir les nombreux exemples mentionnés dans notre ouvrage Chrétiens et Juifs, op cit, p.49-89, Le nombre de dérogation ne se limite pas à dix –huit, comme l’affirme : Bénédicte Vergez-Chaignon, Les secrets de Vichy, Perrin, 2015, p.90. Il n’existe aucune étude à ce jour qui prend en compte les nombreuses dérogations. Certaines ont été refusées en 1941 et accordées plus tard à la même personne.
[3] Voir la définition de cette notion et son importance pour les études de la Shoah en France et ailleurs dans notre ouvrage : La France terre de refuge, op cit.,