Un seul journal français a osé écrire que la tuerie d’Orlando est un crime homophobe. Un constat regrettable car ce processus d’invisibilisation des causes du massacre est politiquement pervers.
Un seul quotidien français aura osé mettre à sa une le mot homophobie pour qualifier le massacre d’Orlando. Un seul a osé dire la vérité. Un seul. Seul le quotiden Sud Ouest a titré « Massacre homophobe ». Le recensement n’est guère glorieux. Un seul journal pour oser dire l’évidence. L’essence. Le sens. Dès lors que l’on ne dit pas pourquoi, les victimes d’Orlando sont comme tuées une seconde fois.
L’invisibilisation est ressentie comme une forme d’humiliation. Ne pas dire « homophobe », « gay » efface le sens du meurtre de masse. Médias et politiques ont donné le sentiment de se tordre l’esprit, et les mots, pour ne pas avoir à écrire ou dire des mots qui brûlent la plume et la bouche.
Il est vrai que l’expression « boite gay » a été employée, dès le début, pour caractériser l’endroit où le crime a été commis, et il serait confortable de se réfugier derrière ce qu’elle implique. « Boite gay », donc « victimes gays », cela va de soi. Et puisque cela va de soi, cela va sans dire. Le procédé est confortable.
On donne la clé, mais on n’ouvre pas la porte. On ne nomme pas, on évoque. On sous-entend, mais on n’énonce pas. Comprenne qui pourra. On suggère, mais on n’informe pas. Le processus est pervers. Car ce que l’on ne nomme pas est effacé. Occulté. Nié. Jusqu’à en devenir insupportable. Or, ce n’est pas une « boite gay » que le tueur d’Orlando a assassiné, mais des gays, parce que gays.
Le moment d’oser le Htag #JeSuisGay sur Twitter où l’homophobie est monnaie courante #Orlando pic.twitter.com/8LNPWMeJew via @ElodieJauneau
— Alain Vizet (@alainvz) 14 juin 2016
Une indifférenciation coupable
L’invisibilisation produit une indifférenciation coupable. Effaçant, occultant, niant de facto le mobile du crime, elle a pour effet de tuer les morts une seconde fois. Dépourvu de sens, l’acte monstrueux du terroriste est comme annihilé. Ne pas dire qu’il a tué parce qu’habité par une haine de lui (on sait désormais qu’il était un habitué de l’endroit) déplacée sur les autres, dont le seul tort était d’être à ses yeux ce qu’ils étaient, c’est nier le crime contre l’humanité.
Engendrée par l’invisibilisation, cette indifférenciation est d’autant plus dangereuse qu’elle peut être confondue avec le droit à l’indifférence, qui va de pair, lui, avec l’acquisition de droits accordés à tous, sauf à certains.
Le processus d’invisibilisation et d’indifférenciation est d’autant plus pervers qu’il offre également, de manière tout aussi implicite, à tous ceux qui s’opposent à l’extension des droits communs aux gays l’occasion de se prétendre au blanchiment moral et politique, le tout sur le dos d’une autre minorité, qui serait la seule, évidemment, à alimenter l’insécurité culturelle.
Ainsi s’établit le sentiment que les gays sont aussi l’objet d’une tentative de prise en otage par l’adversaire politique. Celui qui, au nom de considérations relatives qu’il estime absolues, donc supérieures, entend imposer aux gays, perçus comme une minorité disruptive, des normes discriminantes.
Normes religieuses. Considérations sur l’ordre naturel des choses. Les invocations soudant le combat contre le partage des droits civils ne manquent pas. Ceux-là mêmes qui n’ont de cesse de vouloir contraindre la minorité gay à demeurer minorité politique et légale, ramenant le commun à la domination d’une majorité sur des minorités (est-cela une démocratie?) en seraient devenus les meilleurs amis, au nom de la lutte contre un ennemi supérieur.
Invisibilisation et blanchiment politique
L’invisibilisation, médiatique et politique, du caractère homophobe du massacre d’Orlando est une occasion offerte de rétablir, pour les adversaires de l’extension des droits des gays, leur domination culturelle et politique sur cette minorité. La compassion se mue en négation. La commisération se fait dévaluation. Et la confiscation du malheur à des fins de blanchiment moral et politique en devient insupportable.
D’où les réactions hostiles envers les déclarations des plus grands adversaires de la loi Taubira, de Christine Boutin à la Manif pour tous, qui n’expriment que le refus d’être pris en otage par ceux qui, depuis des années, entendent interdire à la société d’organiser la vie en son sein comme elle l’entend, faisant fi de toutes prescriptions religieuses ou naturelles décrétées supérieures à la volonté humaine.
Allons plus loin encore. Le double processus à l’œuvre, invisibilisation et blanchiment politique, est de nature à couper la lutte permanente des gays pour conquérir de nouveaux droits (après le Mariage, mais il faut aussi songer à l’extension des PMA et à un encadrement de la GPA) de celle des autres minorités.
L’occasion est trop belle, pour tous les réactionnaires (de tous horizons, droite et gauche confondues) qui ont lu Gramsci, de tenter de briser l’intersectionnalité entre cause gay et d’autres causes, qui ne font que réclamer la reconnaissance de droits qu’on leur refuse au nom de l’intérêt supérieur d’une majorité, supposée cohérente, sur les minorités, supposées fragmentées et nuisibles à l’harmonie de la société.
Le risque politique est grand: celui de voir transformer en contestables, revendications culturelles des luttes sociales qui, prises toutes en globalité, convergent dans une demande générale d’émancipation pour tous.
Les adversaires de l’instauration du Mariage pour tous n’en demandaient pas tant.
Enrôler la minorité gay sous la bannière de la « France, pays chrétien de culture » vanté par Nicolas Sarkozy, Marion Maréchal-Le Pen ou Christine Boutin ; l’occasion faisant le larron, pourquoi s’en priver? Idem pour ces « républicains » identitaires (quelques uns étant le faux-nez de Manuel Valls) qui essentialisent la République au nom d’une laïcité transformée en arme de destruction culturelle des minorités ontologiquement dangereuses, surtout religieuses ; l’occasion faisant le larron, pourquoi s’en priver?
Voilà où peut mener, si l’on n’y prend garde, l’invisibilisation médiatique et politique des victimes d’Orlando. En France ou ailleurs. Et voilà pourquoi il faut nommer ce qui est sans se contenter de le suggérer. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » disait Camus, on ajoutera ici que ne pas nommer, c’est encore pire, car c’est laisser triompher le malheur dans le monde. Et tous les malfaisants avec lui.
Bruno Roger-Petit
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