« Des marchés, des boutiques, une vie culturelle… Il y a un charme et une mixité très agréables à Montmartre. Même si tout a changé, c’est ma Madeleine de Proust », nous dit Steve Suissa.
Dans les années 20, Pierre, un jeune comédien, se voit encourager par sa mère d’aller voir un artiste sur scène. Pierre proteste, expliquant qu’il n’aime pas les comiques. Il s’y rend pourtant et observe un petit homme sur scène, Marcel, très maquillé, captivant la foule avec sa folie. Pierre sort du théâtre ébloui. Il se rend au bistro d’en face et griffonne sur une feuille les traits du petit clown. Un homme vient près de lui et lui dit : « Mais c’est moi que vous dessinez ! » Marcel, méconnaissable, avait ôté son maquillage. Et c’est ainsi que naquit une des plus belles amitiés du cinéma : celle entre Pierre Brasseur et Marcel Dalio.
Cette rencontre s’est déroulée à la Pie qui chante ou au Théâtre des Deux ânes qui se trouvent sur les rives du 9e arrondissement, l’un au nord et l’autre au sud. À l’image d’autres prétendants à l’affiche, ces jeunes comédiens dansaient autour de ce quartier. De ses nombreux théâtres qui y trônent, mais aussi des restaurants où il fallait être vu et ceux où l’on retrouvait la bande des surréalistes et les frères Kessel. Ce quartier ne dormait jamais. Tous les acteurs de la nuit, avouables ou non, s’y retrouvaient, réunis aussi par le maillon que constituaient celles qui se défendaient sur les trottoirs. Mais aussi les couleurs qui illuminent ce qu’on veut bien cacher le jour. Aux Folies Bergères où le plus célèbre acteur de la génération de Dalio et Brasseur débuta : un certain Jean Gabin.
Et bien plus tard, à la fin des années 70, au Palace de Fabrice Emaer, la boîte de nuit la plus mythique de Paris. Le jour, on discute au Brébant ou plutôt on y écoute les journalistes venus partager, quelques décennies avant les réseaux sociaux, les dernières infos. Le soir, on rêve. Montmartre était devenu un quartier de rêves. Avec des lumières, des femmes et des hommes de rêve.
À cette époque, d’autres y vivaient un rêve : des milliers de juifs sépharades, se retrouvant dans ce quartier avec des restaurants de couscous, des épiceries, boucheries, librairies, clubs de jeu qui longent la rue Richer et ses petites voisines à partir de la rue du Faubourg Montmartre pour se jeter dans la rue du Faubourg Poissonnière où régnaient les magasins de fourrures des ashkénazes. Que reste-t-il aujourd’hui comme références, même d’un point de vue culinaire ? À part la Boule rouge, Douïeb et Chez Bob de Tunis, pas grand-chose.
Un homme dont la famille tenait une boucherie célèbre, Berbèche, y habita avant de prendre son envol au cinéma et au théâtre. Il y habite encore d’ailleurs, y participe à la vie de ce quartier qui a évolué. Rencontre avec Steve Suissa.
L’Arche magazine : Comment percevez-vous l’évolution de Montmartre ?
Steve Suissa : Je suis né rue du Faubourg Montmartre. Ma mère attendait la diffusion de la série Au nom de la loi avec Steve McQueen. Elle s’est évanouie dans le salon. Quand elle s’est réveillée, j’étais là. On lui a demandé comment elle souhaitait m’appeler. Elle a dit : « J’attendais Au nom de la loi, alors on va l’appeler Steve ! » C’est un quartier qui m’est plus que familier. À l’époque, c’était un quartier d’immigrés où se retrouvaient beaucoup de juifs d’Afrique du Nord. Une sorte de Little Italy en mode séfarade. Il y avait beaucoup d’ambiance, avec ses établissements de renom : la boîte de nuit Palace, la brasserie Chartier… C’était un quartier très vivant et très populaire. Il y avait de nombreux cinémas et des passages, accueillant les bouquinistes, qui menaient au musée Grévin. Aujourd’hui, ce quartier a changé et continue de jour en jour. Les Folies Bergères sont devenues un théâtre, contrairement à l’époque où l’on accueillait le music-hall.
C’est d’ailleurs dans un spectacle de music-hall que Gabin a fait ses débuts aux Folies.
Gabin aux Folies, Piaf au Théâtre du Nord-Ouest, Aznavour… c’est un quartier qui accueille encore les artistes car il demeure populaire et n’est pas devenu branché. Même si ça devient un peu bobo comme tout le reste de Paris. Les boucheries cachères se muent en épiceries trattoria. Ça a son charme aussi. C’est juste que la présence des juifs est bien moindre aujourd’hui dans le quartier. C’est un quartier de mélange de gens entre la rue Montorgueil et la rue des Martyrs, qui se rassemblent car il n’y a plus de place dans ces deux rues.
Il n’y a plus beaucoup de cinémas, mais ça reste le quartier des théâtres.
Le 9ème arrondissement est même le lieu où il y a le plus de théâtres et de salles de spectacles dans Paris, entre le Casino de Paris, Mogador, le théâtre Saint-Georges, le théâtre Fontaine, le théâtre des Nouveautés, le théâtre des Variétés… et tous ces petits théâtres qui s’ouvrent comme les Feux de la rampe. En dehors du complexe place Clichy, il n’y a effectivement plus de petits cinémas. Mais c’est un quartier qui gardera son charme ou qui en aura encore plus de par son évolution. Notamment sur le plan de la propreté.
Il n’y a donc pas qu’un regard nostalgique.
Non. Une grande partie de ce qui faisait le charme du quartier est encore là. On rénove d’ailleurs les galeries. Les Folies Bergères ont été ravalées. On y voit une sublime façade. Les quartiers dits bourgeois comme le 8ème et le 16ème deviennent moins indispensables et incontournables qu’avant. Même les grosses boîtes et les gens aisés préfèrent avoir une adresse dans un quartier qui a du charme qu’un quartier très huppé. Les alentours des Grands boulevards, de la rue Montorgueil, les petites places, la Cité Trévise… tous ces lieux sont aujourd’hui aussi cotés que le 16ème arrondissement. C’est haussmannien, mais il y a de la vie. Des marchés, des boutiques un peu particulières, une vie culturelle… Il y a un charme et une mixité très agréables à Montmartre. Je me sens bien dans ce quartier. Même si tout a changé, c’est ma Madeleine de Proust. J’ai des souvenirs d’enfance qui sont encore bien présents. Quand je me retrouve au café des Folies, j’ai plein de réminiscences.
Quelles sont les références juives du quartier qui vous ont particulièrement marqué ?
La boucherie de mon grand-père déjà. Il était le premier, avec Jo Goldenberg, à avoir ouvert un établissement de ce type en 1952. Il s’agissait de la boucherie Berbèche. On avait donc rue Richer un ashkénaze en face d’un séfarade !
Un lieu auquel vous rendez hommage dans votre premier film, L’Envol.
C’est totalement autobiographique. J’ai d’ailleurs installé mes bureaux dans les lieux qui accueillaient les siens. Cela, afin d’être empreint de son image et de sa force. De son quotidien. Il y avait beaucoup de boucheries dans le quartier : André, Adolphe, Charlot. Puis, Yarden et Naouri.
La boucherie Berbèche est restée ouverte combien de temps ?
De 1952 à 2002. Soit 50 ans. Mon oncle a repris le commerce et a suivi le mouvement des communautés, ouvrant des boucheries dans le 16ème, le 17ème et à Garges-lès-Gonesse. J’y ai travaillé aussi quand j’étais jeune, livrant de la viande pour les restaurants du quartier comme la Boule rouge.
Un peu comme James Caan, dont le père tenait une boucherie cashère à New York. Ne souhaitant pas suivre cette voie et face à la pression de son père qui regrettait son entrée tardive dans la vie active, James Caan a rapidement fait un choix : celui de suivre des études d’art dramatique. Et c’est ainsi qu’il devint un des plus grands acteurs américains de sa génération.
J’adore cet acteur. Tout le monde ne connaît pas son nom, mais son visage marque tout de suite les esprits. De par ses rôles forts et très différents. Que ce soit dans des films comme Le Parrain, Le Flambeur, Rollerball, Misery ou Le Solitaire. Je me suis d’ailleurs beaucoup inspiré du Solitaire pour tourner mon film Mensch.
Source Magazine L’ARCHE
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