« Je me sens tellement fière de ma ville », me lance mon interlocutrice, après l’élection de Sadiq Khan, premier maire musulman de Londres. Elle est catholique, mais se considère d’abord et avant tout britannique. Mais comme de nombreux Londoniens, elle est enchantée par le message d’espoir délivré par Khan, finalement plus fort que la peur.
L’élection de Khan contredit nettement les dynamiques qui semblent à l’œuvre ailleurs en Occident. Les populations européennes – en Hongrie, en Pologne et, il s’en est fallu de peu, en Autriche – sont en proie à un populisme de plus en plus radical, ouvertement xénophobe. Aux États-Unis, le sectarisme ronflant d’un Donald Trump lui a valu d’être le candidat du Parti républicain à l’élection présidentielle.
Les Londoniens auraient eux aussi pu choisir l’intolérance. Ils auraient pu voter pour le candidat conservateur, Zac Goldsmith, qui n’a cessé d’accuser Khan d’entretenir des liens avec des « figures de l’islam radical ». Suspecter sans raison ni preuve chaque musulman d’être lié à l’extrémisme, c’est indéniablement se comporter de façon raciste. Colporter ce genre d’accusations contre un musulman se présentant devant les électeurs n’a rien à voir avec la défense de l’intérêt public. Le but de ce genre de tactique est de renforcer l’opinion selon laquelle un musulman ne peut être digne de confiance lorsqu’il s’agit d’exercer un rôle de direction important. Nombreux sont ceux qui tentent de justifier ce point de vue en soulignant que le Coran ne fait pas de distinction entre « ce qui appartient à Dieu et ce qui appartient à César ». Mais cela suppose que tous les musulmans respectent à la lettre les versets du Coran, sans égard pour les lois laïques, ce qui est tout simplement faux.
Parfois, des questions se posent quant à la façon dont les fidèles de l’islam, y compris certains de ses représentants les plus en vue, considèrent la place que doit tenir leur religion en Occident. L’intellectuel Tariq Ramadan, par exemple, considère qu’un « islam européen » est en train de naître, qui articule les principes musulmans à la réalité culturelle de l’Europe occidentale. Je soutiens pleinement cette façon de voir, dès lors que ce nouvel islam partage sans réserve les valeurs, les opinions et la mémoire des Européens (par conséquent la reconnaissance du droit d’Israël à exister). Malheureusement, lorsque je me suis exprimé de la sorte au cours d’un débat avec Tariq Ramadan, voici quelques années, il est demeuré silencieux.
Les défis que peut soulever l’intégration de l’islam dans une Europe déjà composée d’une diversité de sociétés n’impliquent en aucun cas qu’on ne puisse faire confiance à un musulman pour être un bon dirigeant. Certains s’alarment pourtant, notamment en France, du fait que l’élection de Khan marque le premier pas vers un avenir pas si lointain où les musulmans imposeraient la loi islamique aux pays d’Europe, un scénario dont le roman de Michel Houellebecq Soumission a donné une illustration saisissante (le livre, toutefois, peut être interprété moins comme la prédiction d’une prise de pouvoir des musulmans que comme une critique du discours politiquement correct à la française, qui semble n’avoir d’autre horizon que le slogan « Tout sauf le Front national »).
Quoi qu’il en soit, les conséquences de l’élection de Khan contrediront probablement les sectaires et les fauteurs de peur. Car si elle est un camouflet pour les forces populistes en Europe, la victoire de Khan porte un coup à l’État islamique (EI) dont le recrutement dépend du sentiment d’humiliation, de marginalisation et d’échec des jeunes musulmans européens. Avec un musulman à la mairie de Londres – premier magistrat d’une grande ville occidentale qui fut victime d’attentats terroristes –, les jihadistes auront bien plus de difficultés à convaincre de potentielles recrues occidentales que leur gouvernement et la société dans laquelle ils vivent sont des oppresseurs. Si les jeunes musulmans peuvent réussir en Occident, pourquoi sacrifieraient-ils leur vie pour l’EI, qui perd d’ores et déjà du terrain en Irak et en Syrie ? Bien sûr, les parcours de réussite comme celui de Khan demeurent trop rares. Mais nous avons tout intérêt à les saluer, à les faire connaître et, enfin, à les multiplier. Cela sera sans doute plus facile en Grande-Bretagne qu’en France, qui demeure obsédée par la laïcité (l’absolue séparation de l’Église et de l’État y constitue en effet le cœur de l’identité républicaine française).
Pour le dire brièvement, en rejetant l’islamophobie et en réaffirmant leur foi dans les valeurs d’une société ouverte, les Londoniens ont porté un sérieux coup aux islamistes, mais il serait dangereux de surestimer les conséquences de l’élection de Khan. D’une part, Londres n’est guère représentative de l’ensemble du Royaume-Uni, encore moins du reste de l’Europe ou de l’Occident considéré comme un tout. La ville est plus cosmopolite que New York, tout aussi dynamique, culturellement, que Berlin, et a beaucoup plus confiance en elle que Paris. Son énergie et son ouverture au monde sont exceptionnelles. Si seuls les Londoniens étaient appelés aux urnes pour le référendum du 23 juin, ils choisiraient probablement le maintien dans l’Union européenne, en dépit de tous ses défauts. D’autres part, la confiance et l’ouverture de Londres dépendent, pour une bonne part, de la croissance économique et de la prospérité. Il est évidemment plus facile de partager un gros gâteau, lorsque, de surcroît, il grossit encore. Le « plombier polonais », qui contribua si manifestement à l’embellissement de Londres à partir du début des années 1990, était un atout économique ; il ne fut jamais une menace, et il a ouvert la voie, au moins indirectement, aux travailleurs d’autres pays et d’autres cultures.
Quoi qu’il en soit, l’ouverture des Londoniens – en un moment, surtout, où tant de leurs homologues occidentaux sont tentés par l’intolérance – est digne d’éloges. Plutôt que de répondre à la peur par un surcroît de peur, ils ont choisi le meilleur des deux candidats, sans se préoccuper de sa religion. Ils ont montré l’exemple.
Traduction François Boisivon
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