Céne du Seder, Par Kerenn Elkaïm

Un roman de Jean-Philippe de Tonnac sur le respect et la transmission, écrit comme un fragment pictural de la Haggada.

Journaliste et écrivain, Jean-Philippe de Tonnac est un amoureux du pain. Son talent de conteur pétrit la matsa avec ardeur. Il imagine le repas du Seder. Une façon de refaçonner les origines juives et de prôner l’union judéo-chrétienne.tonnac

Et si un petit bout de pain azyme pouvait renfermer un moment clé de l’histoire judéo-chrétienne ? Tel est le pari réussi de Jean-Philippe de Tonnac. Cet homme de lettres, fasciné par « le mariage entre l’eau et la farine », a déjà publié un Dictionnaire universel du pain. Un sujet inépuisable qui ne pouvait que le conduire vers la matsa. Tout comme au temps des Hébreux, celle-ci doit se faire dans la précipitation. Un défi qui séduit l’auteur, envoûté par l’histoire de ce pain, pas comme les autres.

Alors il imagine l’histoire de la petite Malka, découvrant l’apprentissage de la matsa aux côtés de sa grand-mère Ahava. Au fil des questionnements de l’enfant, son aïeule se remémore une Pâque particulièrement marquante. Celle où est apparu « le rabbi », une figure respectueuse, porteuse d’un message d’amour, d’espoir et de fraternité. Il s’agit bel et bien de Jésus, partageant le pain uni et béni lors du repas pascal. Tel un peintre préraphaélite, l’auteur crée une symbiose entre la Cène des apôtres et la nuit du seder. Un magnifique message de partage.

L’Arche : L’écriture est-elle comparable au pain qui se lève ?

Jean-Philippe Tonnac : Oui (rires) ! L’azyme incarne le pain dépourvu de temps. Il reflète à quel point le mélange entre la farine et l’eau reste mystérieux. Inversement, l’écriture nécessite une importante fermentation. J’ignore pourquoi le pain me fascine tant. Mon intérêt a été suscité en voyant un boulanger marocain répétant des gestes perpétués depuis des générations. Le pain est transmetteur, il se veut porteur de symboles et de l’unité d’une communauté. Dans l’espace judéo-chrétien, l’homme l’a investi de façon incroyable. Ainsi, le pain représente l’aliment de base. Il est le trait d’union entre l’homme, le ciel, la terre et l’eau. Mettre la main à la pâte enclenche un processus d’éveil, tant cet aliment vivant se transforme sous les doigts. Le pain nous pétrit nous-mêmes car quelque chose de puissant s’opère. J’ai passé un CAP en boulangerie et fais plusieurs livres sur le sujet, mais cet objet matériel devient de plus en plus spirituel.

Quel est le sens du sacré ?

Nous habitons le sacré, mais de par nos peurs ou nos égos, nous avons souvent du mal à nous abandonner à lui. Tout est sacré, que ce soit l’air qu’on respire ou celui qu’on expire. Le rabbi de ce livre nous rappelle que nous en sommes tous une composante, alors que nos limitations mentales nous rendent petits et mesquins.

Dans votre roman, la petite Malka « reste avec ses questions ». Écrire est-ce une façon d’en poser ?

Oser écrire Azyme, c’est m’offrir le luxe de poser des questions que je n’ai pas adressées à un rabbin. Je vénère d’ailleurs l’art du questionnement dans le monde juif, qui aboutit toujours à l’impossible conclusion. Ce livre reproduit un moment clé de l’histoire chrétienne et juive. Il y apporte un certain éclairage tout en prolongeant mes interrogations. Bien qu’étant baptisé, je n’ai pas reçu d’éducation religieuse. Je ne possède pas la foi, mais j’appartiens toutefois à la civilisation chrétienne. Le challenge de ce roman étant de retrouver Jésus dans son époque. Un Jésus juif, qui n’est pas encore le Christ, mais plutôt un rabbi encourageant tous les gens à s’entendre. Ce personnage me trouble, alors il me fallait comprendre quel milieu a permis l’éclosion de cet homme parmi les hommes, qui ne connaît pas d’obstacle à la lumière et à l’amour. Comme je ne pouvais pas l’atteindre par la religion, le pain représente le chemin idéal. Il est le symbole premier du partage. Je voulais donc proposer un rituel du peuple auquel Jésus a appartenu.

À travers ce message de fraternité, souhaitez-vous aussi prôner le respect entre les religions ?

En effet, en revenant à ce repas pascal, où juifs et chrétiens partagent un univers collectif, je voulais amener le lecteur à penser l’unité et l’amour que ce rabbi nous offre. Loin d’opposer l’homme et la femme, il relie toutes les composantes de la société. Jésus n’est pas un révolutionnaire, mais un continuateur porteur de ses propres questions et interprétations. Ce rabbi n’a pas inventé le christianisme, il est plutôt un héritier juif. Après, l’Histoire se poursuit et se renouvelle, pour donner naissance à une autre religion. Il s’agit aussi d’un roman sur la transmission. Les questions de la petite Malka amènent sa grand-mère à se remémorer ce fameux seder. La mémoire me bouleverse,

parce qu’elle témoigne d’un savoir-faire passé qui renferme un éternel présent. J’aime les sociétés traditionnelles car elles respectent le temps passé. Le rabbi symbolise tout ce qui a été pensé avant lui, tout en s’ouvrant à quelque chose de nouveau. Il est l’héritier sacré de son peuple, mais il représente aussi le trait d’union entre deux religions. C’est fou comme on peut dire plein de choses à travers un petit morceau de pain ou de matsa !

Qu’en est-il de « l’art des azymes » ? Pourquoi soutenez-vous que « si l’azyme n’a pas la saveur du temps, qui lui fait défaut, il a le goût de la liberté » ?

Les matsot ne sont pas évidentes à réaliser. Elles exigent de la rigueur et une chaîne de production pour éviter la fermentation. Dans le seder ou la cène, décrits ici, j’imagine l’azyme entre les mains des femmes. Un pain ou une matsa sont faits avec le ventre et le cœur. Plus qu’une recette, cela nécessite une sensibilité. Le pain incarne un éternel recommencement. Il rejoint l’horizon de nos ancêtres qui le posaient sur la table matin, midi et soir. La matsa est le pain par lequel le peuple juif se met en marche. Elle traduit la fuite d’une terre en captivité pour s’acheminer vers plus de liberté et de vérité. Le seder de Pessah se veut un retour annuel à un événement capital : le mouvement vers la Terre promise, dont la matsa est porteuse. Je situe mon roman à Jérusalem car cette ville se veut le référant que les Hébreux atteignent après une longue errance dans le désert. Le présent contient le passé et l’avenir…

Qu’est-ce qui vous fascine dans la culture juive ?

La foi et son élaboration collective. On décrit souvent ce peuple comme celui qui a subi beaucoup de maux, mais je suis plutôt impressionné par sa ferveur. Elle concerne chacun car tous les juifs ont l’impression d’être une part déterminante de la chaîne. Il suffit d’un simple morceau de matsa, lors du seder, pour que tout un peuple parle d’une même voix. Au-delà de la foi juive, on assiste à la solidité d’un projet commun qui va à l’encontre de la discorde et de l’individualisme. Ce roman se base sur les Évangiles, mais il joue sur la symbolique puissante du pain azyme. J’aime ce moment où l’on rassemble des morceaux épars de la matsa, avec le maror, pour que tout le monde se commémore le passé. Tous ceux qui sont séparés se retrouvent unis, dans une idée de liberté conquise. C’est si beau d’imaginer toutes les générations présentes, autour du rituel éternel du seder. Sa puissance tient au fait qu’une société réitère éternellement les mêmes paroles et les mêmes gestes.  

Jean-Philippe de Tonnac, Azyme. Éditions Actes Sud.

Source Magazine L’ARCHE

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