Interview Raphaël Nadjari pour Mobile Etoile, par Lydie Turkfeld

RAPHAËL NADJARI : DES HISTOIRES QUI S’OUVRENT AU RÉEL

Riche en vibrations humaines et musicales à dimension sacrée, son nouveau film, Mobile Etoile, sort le 27 avril sur les écrans français

Raphaël Nadjari

Natif de Marseille puis étudiant en arts plastiques à Strasbourg, Raphaël Nadjari est un cinéaste « mobile » géographiquement ayant réalisé une trilogie new-yorkaise2, une quadrilogie israélienne et, désormais, Mobile Etoile, tourné à Montréal.

Ses thématiques, sont récurrentes : la famille, la judéité, les tensions entre tradition et modernité ; des situations extrêmes, la mort violente…

Si l’aspect quasi documentaire de ses premiers films, évoque le cinéma indépendant qu’il admire, il se sent véritablement proche d’un autre cinéaste : Abraham Polonsky, réalisateur américain blacklisté par le maccarthysme, scénariste de Body and Soul de Robert Rossen en 1947 et réalisateur de Force of Evil en 1949 – entre autres.

Les films de Raphaël Nadjari, sont à rebours des normes cinématographiques en vigueur, à contre-courant de l’obligation d’efficacité et de réaction immédiate du public, en dehors de quelques irruptions burlesques très réussies. Le réalisateur « prend le temps », tourne autour des situations, des mots, des émotions, sans jamais chercher à mettre à nu ses personnages. Et pourtant, il est l’un de ceux qui parvient le mieux à « effleurer » l’âme…

Dans son nouvel opus, Mobile Etoile, il propose une étreinte musicale : un intense partage émotionnel et artistique, voire spirituel.

Mobile Etoile_120x160_HD

Mobile Etoile1 raconte l’engagement artistique d’une chanteuse française passionnée de musique classique, Hannah, de son mari pianiste et de leur fils violoniste, pour continuer de faire exister à Montréal le répertoire des musiques sacrées synagogales françaises (1830–1930). L’arrivée d’une talentueuse jeune chanteuse dans leur ensemble vocal, et celle de l’ancien professeur et mentor de Hannah – porteur d’une partition disparue -, vont bouleverser leurs trajectoires…

Raphaël Nadjari, comment l’idée de ce film vous est-elle venue ?

RN : Le premier film parlant de l’histoire du cinéma, The Jazz Singer3, m’a marqué car il est lié au judaïsme et à l’identité. Sa problématique concerne la sécularisation d’une partie des Juifs américains, un jeune Juif voulant chanter du jazz contre l’avis de son père…

Ce passage d’une portée universelle du 7ème art à une portée locale ou linguistique, cette naissance des « nations » au cinéma, posent problème car dès lors, le cinéma et même la musique exacerbent les identités alors qu’ils ont représenté des trésors de partage. En même temps, The Jazz Singer me touche énormément car on y voit par exemple le célèbre chantre Yossele Rosenblatt…

L’idée première de Mobile Etoile, vient de là. Mais j’ai rapidement compris qu’il fallait travailler sur la musique elle-même et non sur l’identité.

Pour ce film, vous avez souhaité « défaire l’image des communautés et transcender le liturgique vers sa dimension artistique ». Quelques précisions ?

Représenter les peuples au cinéma, crée des stéréotypes : le meilleur exemple est celui de la communauté italo-américaine avec les films de mafia. L’image ainsi créée, nourrit un langage mental…

Je ne me suis donc pas posé la question des origines. Nous avons réfléchi comme des musiciens qui travailleraient sur ces partitions-là : ils auraient tout un travail de réadaptation et de poésie à mener.

Cette « pratique », est beaucoup plus importante que de fabriquer un nouveau totem de communautés !

LA MUSIQUE SACRÉE COMPOSÉE POUR LES SYNAGOGUES

 Mobile-Etoile_Au piano

La musique et le chant irriguent littéralement Mobile Etoile. Etiez-vous familier de ce genre musical avant de réaliser le film ?

Je connaissais les « questions » de cette musique-là : dans les grandes synagogues françaises on trouve un orgue, qui à partir des années 1970 n’a plus joué le Chabbat…

Le plus important pour moi est d’avoir travaillé sur le « répertoire perdu », les oeuvres qui n’ont plus d’existence cultuelle : mon parti-pris est de raconter l’histoire de ce qui est devenu de l’art.

En dehors de Mobile Etoile – une composition originale de Fernand Halphen qu’il a réarrangée -, comment Jérôme Lemonnier a-t-il procédé pour composer les magnifiques pièces interprétées dans le film, sur des textes adaptés ou rédigés par Emmanuel Moses et sous votre direction ?

Nous avons fait beaucoup de musicologie : j’ai eu de nombreuses rencontres avec l’Institut des Musiques Juives. J’ai pris conscience de tout un héritage perdu, passionnant : j’ai écouté Halevy, Alkan, Halphen, Ravel, Milhaud – des compositeurs juifs, parfois non-juifs… Pour l’anecdote, Verdi a fréquenté la grande shul de la Victoire pour essayer ses parties hébraïques dans Nabucco !

Sur la base d’une recherche thématique de textes qui m’intéressaient, le poète et traducteur Emmanuel Moses a rédigé des poèmes juifs [Louanges à L’Eternel, adapté des Psaumes – 27 ; La Montagne Sacrée, des Lamentations de Jérémie ; Ma Colombe, du Cantique des Cantiques – entre autres] et Jérôme les a mis en musique : il a recréé des pièces dans le langage des partitions que l’on a découvertes, en s’inspirant de cette école française de musique.

TRANSMISSION, RUPTURE ET TRADITION

Mobile Etoile_salle de répétition_Geraldine-Pailhas-Luc-Picard

Dans le film, Hannah et Daniel sont les seuls dépositaires de cette musique et ils ont besoin de subventions pour pouvoir continuer de la faire exister.

Pourquoi est-ce aussi important ?

Le problème n’est pas de s’intéresser aux choses du passé, mais de revenir à des routines positives : le sentiment de devoir transmettre ce patrimoine si précieux, donne énormément d’énergie aux deux musiciens malgré les épreuves qu’ils traversent.

Le terme « culture » renvoie à une dimension globalisante… Or des gestes peuvent être faits, dans un tas de domaines, permettant de redonner du sens. Et les institutions s’engagent encore, même si ça nous paraît insuffisant !De façon plus personnelle encore, la transmission de son art est au cœur des préoccupations de Hannah : elle redoute de transformer sa nouvelle recrue, Abigaïl, en un clone d’elle-même…

Hannah va devenir maître de musique : comment va-t-elle faire – alors qu’elle a elle-même un maître, qu’elle n’est plus protégée par un(e) mécène et qu’elle a soudainement une élève ?

La première étape, est de se « rendre capable ». Cette mise en capacité, concerne à la fois l’actrice-témoin, Géraldine Pailhas – qui a appris à jouer du piano, à chanter etc. – et le personnage.

L’idée de la transmission, ne peut passer que par la mise en capacité de tous – Luc Picard a également dû apprendre à jouer du piano ; les musiciens qui n’étaient pas comédiens, se sont « rendus capables » de jouer une scène – et le respect de toutes les intelligences.

Pour transmettre, on doit se connecter au réel de l’autre : c’est la plus grande difficulté. Mais on ne peut pas céder sur l’essentiel.

LA « MISE EN CAPACITÉ » DE L’ÉQUIPE DU FILM

Géraldine Pailhas, Felicia Shulman, Dorothée Berryman

Géraldine Pailhas – qui trouve sans doute ici l’un de ses meilleurs rôles – a dû s’approprier les techniques de base du chant et du piano, même si la voix que l’on entend est celle de la soprano québécoise Natalie Choquette.

Comment avez-vous modelé cette « rencontre » à l’écran ?

Géraldine s’est préparée pendant huit mois. A l’issue de ce marathon, il y a eu un partage d’une générosité inouïe entre elle et Natalie. Ce sont des artistes accomplies, qui ne cherchent pas à se faire valoir. Et Géraldine s’est énormément « rendue capable » de chanter : à la fin du film, elle aurait presque pu interpréter ces pièces !

Mobile Etoile est un film de rencontres d’énergies et de disciplines. Il a fallu utiliser de la pantomime pour les gestes au piano, un peu de danse, un peu de cirque, des artifices – Géraldine chantant en même temps que Natalie, en vis-à-vis…

LES ŒUVRES ARTISTIQUES SONT DES RÉSULTATS

Alexandre Sheasby, Eleonore Lagace
Alexandre Sheasby, Eleonore Lagace

 L’histoire est traversée par un questionnement sur la fidélité ou la rupture dans l’interprétation : quel est l’enjeu ?

 Je travaille beaucoup sur l’idée des Anciens et des Modernes. Hannah comprend que l’oralité – ce qui a été transmis de génération en génération -, est plus importante que ce que l’on ressent soi-même à la lecture ; comme si les lettres de feu ne pouvaient être comprises que par l’intermédiaire de l’oralité.

Au départ, la jeune élève ne peut pas l’accepter car son engouement y fait obstacle. Mais elle découvre que la chose qu’elle recherchait, se trouvait dans la retenue.

Toutes les œuvres artistiques sont le résultat de réflexions, de discussions, de combats, de disputes, de victoires…

UN CINÉMA QUI SE NOURRIT DU RÉEL

Alexandre Sheasby- Luc Picard- Geraldine Pailhas- Eleonore Lagace- Felicia Shulman
Alexandre Sheasby – Luc Picard – Geraldine Pailhas – Eleonore Lagace – Felicia Shulman

Votre création cinématographique semble procéder par lieux : New York, Israël et, avec Mobile Étoile, Montréal. Quel a été l’apport spécifique de la ville ?

L’idée d’une Française « exilée » à Montréal, m’a intéressé car cela met en exergue le fait que la musique sacrée, est la seule chose que Hannah essaie de garder vivante de son monde passé. Cela fonctionne très bien dans la ville : de nombreuses personnes viennent de partout et tentent de préserver la musique, vivante. A Montréal il y a énormément de musiciens !

J’ai également souhaité voir ce que ces œuvres – traduites en français ou travaillées à la façon française -, suscitent dans un endroit qui n’a connu ni l’idée de la République ni l’émancipation des Juifs.

Comment vos films se caractérisent-ils ?

Ils témoignent de tout : des conditions de tournage, des conditions de préparation, des lieux que l’on traverse, des acteurs et non-acteurs ; tout ce que l’on peut intégrer, on l’intègre… On révèle que l’on a tenté de « photographier » quelque chose.

C’est comme dans la mise en scène : j’essaie de sanctuariser l’espace de jeu, de donner le maximum de liberté à mes comédiens – même si l’improvisation est en réalité très construite. Souvent, les auteurs cherchent à écrabouiller le réel avec leur histoire : moi, j’ouvre mon histoire au réel.

INVENTER UN NOUVEL ESPACE-TEMPS

Dans vos films vous « osez » imposer des éléments que la plupart de cinéastes fuient : le silence ; le temps, ressenti à l’écran ; la musique, omniprésente dans Mobile Etoile. Pourquoi ?

Le temps permet de voir la construction du personnage : si un acteur est habitué à ce que l’on le filme durant 15-25 secondes, il peut avoir l’expression parfaite. Mais si on vient chercher sa ressource réelle, cela donne des moments beaucoup plus forts…

Si ce n’est la gêne des habitudes, laisser « les minutes s’écouler » ou la musique investir le film, peut permettre aux spectateurs de découvrir un nouvel espace-temps.

PROCHAINES ÉTAPES

Mobile Etoile est sorti le 25 mars au Québec, le 27 avril sur les écrans français. Quelle va être sa diffusion internationale ?

Il sort au Canada anglophone et sera distribué en Israël ainsi que dans d’autres pays – je ne connais pas encore les détails. Il va également être présenté dans des festivals.

Quelles réactions à votre Mobile Etoile, espérez-vous ?

J’ai déjà eu beaucoup de joie à voir comment ceux qui ont fait ce film, en ont aimé le résultat et sont fiers d’y avoir participé.

S’il permet par ailleurs à des gens de se « mettre en recherche » par une activité artistique ou d’étude, et de comprendre que c’est la force de travail qui permet de gravir des infranchissables, j’en serais très heureux.

Raphaël Nadjari
Raphaël Nadjari

1 – MOBILE ÉTOILE. Drame, de Raphaël Nadjari. Avec : Géraldine Pailhas, Luc Picard, Félicia Shulman, Eléonore Lagacé, Paul Kunigis, Alexandre Sheasby, Marcel Sabourin, Dorothée Berryman, Raymond Cloutier… et la participation exceptionnelle de Nathalie Choquette.

Sortie française : 27 avril 2016. Durée : 1h59.

2 – Sa trilogie new-yorkaise comprend The Shade (1999), I’m Josh Polonski’s brother (2001) et Apartment # 5C (2002). La « quadrilogie » israélienne, inclut Avanim (2004), Tehilim (2007), le documentaire Une histoire du cinéma israélien (2009) et Le Cours étrange des choses (2013).

3 – Réalisé par Alan Crosland en 1927, The Jazz Singer a été adapté par Alfred A. Cohn, d’après la nouvelle The Day of Atonement de Samson Raphaelson.

 

 

 

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*