Foin des Jutra ! Alors, parlons des Oscar. La 88e distribution des récompenses cinématographiques américaines sera présentée le dimanche 28 février. La cérémonie de 2015 a connu un recul de 15 % de l’auditoire. Certains prévoient un nouveau ressac à cause de la controverse au sujet de l’homogénéité blanche des nominations aux prix d’interprétation. L’effet contraire semble possible : plus de curieux pourraient être là, ne serait-ce que pour entendre le numéro d’ouverture où l’animateur Chris Rock, réputé abrasif, devrait décaper l’Olympe contemporain de son péché guignon. La soirée des Jutra-qui-bientôt-changera-de-nom pourrait bénéficier du même contrecoup pervers.
Cette année, le prestigieux concours hollywoodien fait la part belle aux journalistes, et deux fois plutôt qu’une. Il y a bien sûr cette très sympathique nomination de Spotlight dans la catégorie du meilleur film. La fiction raconte l’enquête menée par une équipe du Boston Globe au tournant du siècle pour mettre au jour le scandale des prêtres agresseurs d’enfants protégés par l’Église catholique pendant des années. Il suffirait de remplacer le curé par l’artiste et une omertà par une autre pour trouver matière à inspiration…
Et puis il y a la mention du film Claude Lanzmann Spectres of the Shoah dans la catégorie des cours documentaires. Le travail du Britannique Adam Benzine aide à comprendre le long et lent et patient parcours du journaliste intello français qui a consacré douze années à Shoah (1985), monument de mémoire sur la destruction des juifs dans l’Europe nazifiée.
Il s’agit donc d’un court film (40 minutes) sur un très long métrage (9 h 30). La production mêle des entretiens avec Lanzmann à des extraits inédits de ses archives. Je n’ai vu que des petits bouts sur le Web. La chaîne HBO Canada planifie une sortie le 2 mai, ce qui correspondra au 30e anniversaire de la sortie en Amérique de Shoah. Claude Lanzmann, qui a maintenant 90 ans, devrait assister à la cérémonie des Oscar dimanche.
Lui-même a souvent avoué que rien ne le prédestinait à devenir cinéaste. Il a été journaliste pendant vingt ans avant de se lancer dans ce projet fou de film-synthèse sur une des catastrophes fondamentales du XXe siècle. Il collaborait régulièrement au magazine Elle et à France Dimanche. Il publiait dans certains quotidiens. Il était connu comme rédacteur puis comme directeur de la revue Les Temps modernes après la mort de Simone de Beauvoir.
Un premier film, Pourquoi Israël, réalisé en 1972, l’a introduit à la technique reproduite dans Shoah avec la mise en scène des interviews et sa présence forte aux commentaires comme dans les images. Le documentariste Michael Moore décline l’exemple. Les productions de Vice tiennent aussi là une de leurs sources d’inspiration.
Les leçons d’un chef-d’oeuvre
Dans son récent Dictionnaire amoureux du journalisme (Plon), Serge July rappelle les leçons contenues dans ce chef-d’oeuvre. Il retranscrit des extraits d’interviews avec les témoins, victimes ou bourreaux, et on comprend son obsession pour les faits, sa recherche des détails, sa volonté d’exposer les rouages et les techniques de la mise à mort. Il rappelle que les rushes tournés dans quatorze pays totalisent 350 heures. Il souligne l’immense maîtrise de l’épouvantable sujet du journaliste polyglotte qui réussit ensuite à le vulgariser.
« J’apprendrais plus tard qu’il faut déjà posséder un grand savoir pour être capable d’interroger », écrira ensuite Lanzmann dans son livre Le lièvre de Patagonie. Et July conseille à tous les journalistes d’encadrer ce mot d’ordre du métier.
Il ajoute que Claude Lanzmann appartient à cette rare espèce des cinéastes journalistes capable de transformer une enquête « en création et en révélations ». L’ancienne reporter Svetlana Aleksievitch, Prix Nobel de littérature 2015, a aussi utilisé les techniques de l’interview pour donner la parole à des choeurs de survivants d’autres catastrophes dantesques du dernier siècle, dont Tchernobyl. « Le film peut-être autre chose qu’un documentaire, a proposé Lanzmann, il peut être une oeuvre d’art et il peut être également véridique. »
«Un film pur»
La fiction pure et ultime sur le sujet enténébré existe et elle aussi se retrouve en lice aux Oscar cette année. Selon toute vraisemblance, Son of Saul devrait l’emporter dans la catégorie du meilleur film étranger.
Le premier travail du Hongrois Laszlo Nemes raconte les derniers jours d’un membre du Sonderkommando d’Auschwitz. Dans Shoah, Lanzmann retrouvait sept membres de ces unités triplement condamnés à mort, en tant que juifs, en tant qu’ouvriers des usines de la mort et en tant que témoins de l’holocauste.
La catégorie des productions étrangères a l’habitude de saluer les réalisations sur le lourd sujet. Entre 2002 et 2011, les nominations dans la catégorie des films étrangers ont favorisé sept productions sur le thème, de Nowhere in Africa à Ida.
Seulement, comme l’ont souligné d’innombrables commentaires, Son of Saul monte dans une niche à part, quelque part au rare sommet des réussites quasi parfaites et il serait bien injuste de le ramener à une simple nomination de sympathie. Même Lanzmann, qui s’est toujours opposé avec fermeté aux fictions sur la Shoah, a salué cette oeuvre exceptionnelle. « C’est un film pur, intelligent, a-t-il dit. Une sépulture pour les juifs de Hongrie. »
Stéphane Baillargeon
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