Sa présence à Amsterdam – voire en Europe – est exceptionnelle. Je dirai même plus : c’est son exposition tout court, où que ce soit, qui est exceptionnelle.
Il s’agit du « Calvaire » (1912) de Marc Chagall. Depuis 1949, le tableau est en possession du MoMA, le célèbre Museum of Modern Art à New York. C’est Alfred Barr, le légendaire directeur-fondateur du musée, qui l’a personnellement ajouté à la collection du musée. ILe tableau fait partie de l’iconographie numérique du MoMA, comme 166 autres œuvres de Marc Chagall. Pourtant, depuis des années, ce « Calvaire » n’a plus été exposé au MoMA (bien qu’il le fût au Jewish Museum de New York, il y a deux ans).
Et à présent, le fameux tableau est donc visible sur ce continent, plus précisément à Amsterdam, dans la Nieuwe Kerk (Eglise Neuve), en plein cœur de la ville, juste à côté du Palais Royal. Il y est sereinement exposé à l’intérieur d’une petite chapelle transparente, dans le chœur même de cette grande église gothique. A vrai dire, l’Eglise Neuve ne sert plus que rarement de lieu de culte, essentiellement lors d’événements « royaux » : mariages, intronisations, abdications, services commémoratifs… Le reste de l’année, cette église fait office de musée et présente des expositions temporaires. La dernière grande exposition était celle, fort belle, sur la Rome chrétienne («Rome. Le rêve de l’empereur Constantin »), en clôture d’une trilogie sur les religions monothéistes.
L’exposition du « Calvaire » de Marc Chagall fait, elle aussi, partie d’une série, celles des « Chefs d’œuvre », organisées par Gijs van Tuijl, qui fut directeur du Stedelijk Museum (Musée municipal d’art moderne). Tous les ans (ou presque), on y expose pendant deux mois un seul chef d’œuvre, au contenu tant soit peu religieux ou spirituel et « invitant à la contemplation et à l’introspection, [ainsi qu’au] pèlerinage. »
C’est presque par hasard que Gijs van Tuijl a découvert ce chef d’oeuvre au dépôt du MoMA– à la surprise même de son collègue newyorkais. En fait, il l’avait remarqué dans d’anciens catalogues et autres sources documentaires et surtout, il a pu le voir exposé pour la première fois dans une exposition temporaire au Jewish Museum (Musée Juif) de New York. Van Tuijl décide de faire venir le tableau à Amsterdam. « Il fait partie des dix meilleurs œuvres de Chagall », commente-t-il, « au même titre que trois des toiles en possession du Stedelijk, Le violoniste (1912), L’autoportrait aux sept doigts (1912) et La femme enceinte / Maternité (1913). » Van Tuijl ne s’explique pas vraiment pourquoi ce « Calvaire » (qui a changé de nom deux fois, avant de se voir attribuer celui-ci en 1949) n’est pas exposé au MoMA. Il suppose que c’est parce que la peinture est difficilement classable, qu’elle est peut-être trop surréaliste (ou « surnaturaliste », comme disait Guillaume Apollinaire) et/ou trop religieuse pour être considérée « moderne ». Et il ajoute: « D’ailleurs, il se peut bien qu’à présent, le MoMA change d’avis et va l’exposer dorénavant. »
Les couleurs de cette peinture cubiste sont merveilleuses, éclatantes, en contraste avec la tristesse du thème. On voit bien pourquoi, dans les années cinquante, Picasso disait de lui que « Le jour où Matisse ne sera plus là, Chagall sera le dernier peintre à vraiment comprendre la couleur. »
La représentation, elle, a été sujet à des interprétations différentes, voire à des controverses. Pour commencer, Chagall lui-même a varié dans ses explications concernant les personnages. Ainsi, le bonhomme en voilier bleu qui s’éloigne en ramant peut être le peintre lui-même, en route pour Paris et fuyant Vitebsk et sa Biélorussie natale. Mais il peut tout aussi bien représenter Charon traversant le Styx… Quant au Christ sur la croix, il est, de toute évidence, une figure chrétienne, alors que Marc Chagall était Juif, bien entendu. A présent, cela ne surprend plus – Chagall a repris ce thème maintes fois durant sa carrière, et ses vitraux d’église – à Reims et à Metz, par exemple – sont célèbres. Mais à l’époque (la pièce fut exposé pour la première fois en 1913 à Berlin, et ensuite en 1933 à Bâle), lui a valu des critiques, surtout venant des milieux juifs craignant qu’il ne renforçât l’antisémitisme rampant qui voulait que ce soient les Juifs qui aient tué le Christ.
Chagall rétorquait que le Christ de son tableau n’était pas le Messie, mais représentait au contraire le calvaire, la souffrance du Juif persécuté (n’oublions pas qu’au début du XXe siècle, les pogroms faisaient rage en Russie comme ailleurs en Europe orientale). D’ailleurs, ce Christ, peint en bébé, crucifié en présence de ses deux parents, Marie ET Joseph, a les reins entouré d’un talit – ce châle dont les Juifs s’enveloppent pour faire la prière – tout comme d’ailleurs Judas qui s’enfuit vers la droite, portant une échelle (pour se pendre ?) et que Chagall a peint sous les traits d’un Juif russe accusé à l’époque d’avoir rituellement tué un enfant chrétien (accusation fausse, bien sûr, mais correspondant à un mythe tenace…). Encore une victime, en fin de compte…
La sérénité de la chapelle où est accroché ce tableau est souligné par la musique éthérée d’Arvo Pärt, qui entoure en quelque sorte le visiteur. Par ailleurs, certains dimanches durant l’exposition, des concerts seront donnés dans l’église. Il y aura entre autres la « Passion selon Saint-Mathieu » de Bach, dirigé par Reinbert de Leeuw (les 20 et 21 mars à 19h30).
Quoi qu’il en soit, ne manquez pas, si vous passez par Amsterdam, d’aller voir le « Calvaire » de Chagall. Ce n’est pas de sitôt que vous aurez l’occasion de le revoir.
De Nieuwe Kerk (Eglise Neuve, Place du Dam), Meesterwerk (Chef d’oeuvre) 2016, « Calvary » (Calvaire) de Marc Chagall, jusqu’au 10 avril. Tous les jours, de 10 à 17 heures.
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