Il n’est jamais bon de faire cavalier seul au Proche-Orient. Malgré son positionnement stratégique, la Turquie apparaît plus isolée que jamais dans la région. Sa stratégie en Syrie, qui visait à faire tomber le président Bachar el-Assad à tout prix, l’a obligée à repenser ses alliances.
En franche opposition avec la Russie sur ce dossier, la Turquie commet l’irréparable aux yeux de Moscou, un « coup de poignard dans le dos », selon les mots du président Vladimir Poutine, en abattant le 24 novembre 2015 un Sukhoi Su-24 de l’armée de l’air russe, provoquant la mort du pilote. Cet épisode, qui a fait craindre le déclenchement d’un conflit armé entre ces deux puissances qui entretiennent une rivalité historique, a considérablement refroidi les relations entre les deux nations. Ankara va se prendre l’ire de Moscou en pleine face, ainsi que toute une série de sanctions. La doctrine zéro problème avec les voisins de l’AKP, parti du président au pouvoir, élaborée par Ahmet Davutoglu, le Premier ministre turc, n’est plus d’actualité. Les deux pays aspiraient pourtant à de grands projets économiques ensemble, notamment la construction d’un gazoduc paneuropéen, le South Stream, abandonné en 2014, mais aussitôt remplacé par le Turkish Stream, reliant la Turquie et la Russie, à travers la mer Noire. Mais la crise diplomatique entre les deux nations va enterrer leur ambitieux dessein.
En mal d’alliés orientaux, la Turquie va alors se tourner vers un voisin du Sud qui se complait dans son isolement : Israël. Leur inimitié est en passe d’être mise de côté. Pour preuve, depuis le mois de décembre dernier, on a vu le retour des grandes déclarations d’amitié entre les deux pays.
Leurs relations ont toujours été plutôt bonnes, contrairement aux autres pays à majorité musulmane dans la région. Mais le 31 mai 2010, l’abordage par l’armée israélienne d’un navire turc, d’une virulence inouïe, va occasionner un refroidissement dans leur relation. Neufs militants turcs sont tués lors des affrontements qui ont lieu sur le Mavi Marmara, navire amiral d’une flottille humanitaire réclamant la fin du blocus de Gaza. Les relations diplomatiques se dégradent, alors que les relations économiques, elles, ne font que se développer. Deux conditions pour un bon rétablissement des liens sont exigées par Ankara : des excuses, ainsi que la levée du blocus. La première sera remplie, puisque le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, s’excuse le 22 mars 2013, du bout des lèvres, sous la pression de Washington. Il donne également son accord pour l’indemnisation des familles des victimes. Cependant, la seconde condition n’est pas exaucée. Entre-temps, les deux pays vont se livrer à une véritable joute verbale au fil des années. En juillet 2014, Recep Tayyip Erdogan estime qu’Israël a « surpassé Hitler en barbarie », alors que les exactions se poursuivent dans la bande de Gaza. Un an plus tard, au lendemain de la marche républicaine du 11 janvier à Paris, suite aux attentats contre Charlie Hebdo et l’Hypercasher, l’homme fort de la Turquie fustige la présence de M. Netanyahu marchant aux cotés de François Hollande et d’une brochette de chefs d’État.
Désormais, c’est une toute autre rhétorique qu’adopte M. Erdogan. Il déclare le 2 janvier qu’« Israël a besoin d’un pays comme la Turquie dans la région » et que la Turquie doit « accepter le fait d’avoir besoin d’Israël ». Toutefois, Bayram Balci, chercheur au CNRS et spécialiste de la Turquie, interrogé par L’Orient-Le Jour, reste plus nuancé. Il estime que M. Erdogan ne dit pas « explicitement » que la Turquie a besoin d’Israël, car « cela reviendrait à reconnaître ses erreurs politiques ». Fortement isolée, la Turquie « n’a plus d’amis dans la région, et son objectif est de réduire le nombre de pays avec qui elle est en conflit », poursuit-il. Mais la volonté de mettre fin à une querelle de voisinage cache également un pan économique indéniable. Voulant réduire sa dépendance en gaz envers la Russie, et voyant le Turkish Stream tomber à l’eau, la Turquie n’a d’autres choix que de se tourner vers Israël. La découverte de gisements de gaz naturel au large de l’État hébreu offre la possibilité d’une manne financière à long terme.
Mais le retour en grâce de la Turquie auprès d’Israël ne peut se faire sans quelques concessions. La question des relations de l’État turc avec le Hamas est notamment sur la table. Or, la Syrie étant depuis plusieurs années l’épicentre géopolitique de la région, la question palestinienne est moins délicate qu’auparavant. Ainsi, Ankara pourrait relativement diminuer sa sympathie pour le mouvement islamiste palestinien. Information confirmée par M. Balci, à qui des responsables officiels israéliens ont affirmé qu’« Israël est en position de force », car il sait que la Turquie est quasi isolée. C’est pourquoi « la pression serait mise sur Ankara pour qu’il stoppe son soutien au Hamas », poursuit le chercheur. Selon lui, la Turquie serait « obligée de faire des concessions importantes à Israël », même si « cela ne va pas être facile, car elle doit continuer à exprimer un minimum de solidarité vis-à-vis de la cause palestinienne ». L’expulsion du sol turc, en décembre dernier, de Saleh el-Arouri, un haut cadre du Hamas, responsable de la mort de trois adolescents israéliens en juin 2014, était l’une des conditions au réchauffement entre les deux pays. « Les Turcs on fait comprendre à Khaled Mechaal (le chef du Hamas en exil) qu’ils n’avaient pas d’autres options que de l’expulser », ajoute M. Balci.
Outre la promesse d’une rupture de liens entre le Hamas et la Turquie, Israël pourrait recouvrer le droit d’utiliser l’espace aérien et maritime turc lors des entraînements de son armée comme convenu lors d’un accord militaire en 1996, mais rompu au moment de la brouille de 2010. « Officiellement, les Israéliens disent qu’ils peuvent s’en passer, puisqu’ils l’ont fait pendant cinq ans. Mais au fond d’eux-mêmes, ils savent qu’ils ont intérêt à se rapprocher de la Turquie », affirme Bayram Balci qui pense par ailleurs qu’il y a « une espèce de fierté nationale de la part des deux pays ».
Si la Turquie et l’État hébreu voient d’un bon œil un retour mutuel en odeur de sainteté, la réaction de la société turque pourrait être beaucoup plus nuancée. « Si Erdogan a pu montrer une attitude un peu ferme envers Israël, c’est parce qu’il est le reflet d’une certaine société turque qui le soutenait sur ce point. Il ne faut pas se leurrer, il n’y aura jamais de bonnes relations entre les deux pays comme au bon vieux temps »
Par CAROLINE HAYEK
https://www.lorientlejour.com/article/967408/turquie-israel-lalliance-de-deux-loups-solitaires.html
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