Devant les Amis du CRIF, Manuel Valls s’en est pris à Jean-Louis Bianco et à l’Observatoire de la Laïcité, coupables de manquer à la laïcité. Une nouvelle preuve que Manuel Valls entend rompre avec l’héritage Mitterrand?
En finir avec Mitterrand. Cette fois-ci, le doute n’est plus permis. Le débat qui oppose Manuel Valls à Jean-Louis Bianco quant à leur vision respective de la laïcité est utile en ce qu’il permet de caractériser le ressort profond de l’action de Manuel Valls, la rupture avec l’héritage mitterrandien. Pour le comprendre, il faut distinguer ici le débat sur le rapport de la gauche avec la laïcité, toujours d’actualité depuis 1905, et ce que l’affrontement lancé par Manuel Valls nous dit de lui-même. De ce qu’il vise. De ce qu’il propose. De ce qu’il impose.
Ministre de l’Intérieur, puis Premier ministre, Manuel Valls fait de la lutte contre l’antisémitisme l’un des marqueurs (comme l’on dit de nos jours) de son action. Et il ne lui a pas toujours été facile d’en justifier le bien-fondé. Les mêmes, qui s’inquiètent de la récente agression d’un enseignant portant une kippa à Marseille par un adolescent auto-radicalisé, jugeaient contre-productive la lutte engagée, il y a tout juste deux ans, par le ministre de l’Intérieur contre le sinistre Dieudonné ; les mêmes qui refusaient de voir que le mal était déjà installé dans le corps national et se contentaient d’affirmer qu’il suffisait de ne pas parler de Dieudonné pour le combattre, dans l’ignorance la plus totale du rôle joué par l’utilisation de la toile numérique. Deux ans plus tard, constatant l’incontestable, il faut bien rendre cette justice à Manuel Valls : oui, il fallait avertir, d’une façon ou d’une autre, du danger Dieudonné.
Depuis, Manuel Valls creuse inlassablement ce sillon. Plus le temps passe, et plus il se pose en adversaire résolu de l’antisémitisme. Et plus il hausse le ton, plus il s’avance en terrain intellectuel et politique miné, donnant parfois le sentiment de s’y aventurer sans avoir procédé au préalable à une reconnaissance utile.
Sur le plateau d’On n’est pas couché par exemple, Manuel Valls avait jugé que François Mitterrand était emblématique d’une certaine forme d’antisémitisme traditionnel français, le tout en des termes étonnants: « il y avait un antisémitisme qui venait de l’extrême droite, traditionnel, qu’on retrouvait parfois d’ailleurs… Pas seulement une idéologie, une pratique culturelle que l’on retrouve d’ailleurs dans un épisode que nous connaissions déjà dans le livre de Jean d’Ormesson sur une remarque de François Mitterrand le dernier jour à l’Elysée ».
Intellectuellement correct
ou médiatiquement équitable
Le propos était étonnant, car Manuel Valls paraissait ignorer que le propos tenu par le président socialiste (certes dérangeant tel que rapporté par l’écrivain dans Le Rapport Gabriel) visait en vérité Serge Klarsfeld, qui menait contre lui une inlassable guérilla politique, le tout sur fond de vieilles querelles liées aux affaires de la Résistance, époque durant laquelle Mitterrand avait croisé Arno Klarsfeld, le père de Serge, au destin tragique.
Devant les Amis du CRIF, Manuel Valls a corrigé le tir. « La relation Mitterrand/Bousquet reste incompréhensible mais dire que Mitterrand était antisémite serait une faute intellectuelle » a lâché le Premier ministre, questionné de nouveau sur le sujet. Dont acte. Si Manuel Valls avait révisé son Mitterrand (ou son Marc Bloch, transformé en Barrès de gauche contre la réalité de son œuvre) il n’aurait pas été contraint de s’amender trois jours plus tard. Sauf que la correction apportée devant un parterre de quelques centaines de personnes ne vaut pas l’accusation portée devant deux millions de téléspectateurs. L’intellectuellement correct n’est pas le médiatiquement équitable, ce qui est en soi la marque d’une inclination particulière. Comme s’il était difficile pour Manuel Valls de rendre justice à François Mitterrand de manière éclatante.
Dans cette perspective, comment ne pas remarquer que la dernière cible en date de Manuel Valls, Jean-Louis Bianco, longtemps collaborateur de François Mitterrand à l’Elysée, est l’un des dépositaires symboliques du legs de l’ancien président?
Il y a deux semaines, à l’occasion de la célébration du 20e anniversaire de la disparition de Mitterrand, François Hollande était à Jarnac, pour y rendre hommage à l’ancien président. De nombreux socialistes l’accompagnaient, y compris de jeunes parlementaires. Durant les jours suivant, de nombreuses figures socialistes, d’hier et d’aujourd’hui, ont évoqué l’ancien président, sa vie, son œuvre. Mais pas Manuel Valls, qui paraît répugner à faire un crochet par le cimetière de Jarnac. Pas un mot. Pas un geste. Ni reconnaissance, ni déférence, mais indifférence et silence.
Devant les Amis du CRIF, sur le sujet laïcité, Manuel Valls n’a pas seulement choisi la gauche Elisabeth Badinter au détriment de la gauche Bianco comme s’empressent de le célébrer les néo-Barrès de la gauche cocorico. Il est perceptible qu’il a réaffirmé, comme il l’avait commencé à le faire sur le plateau de On n’est pas couché, ce qui paraît être fondamental à ses yeux, cette forme de transgression suprême qui le distingue de tous les autres socialistes: couper la gauche de gouvernement 2015 de la racine Mitterrand.
Une laïcité identitaire, autoritaire et univoque
Manuel Valls est-il de ceux qui en veulent à Mitterrand pour avoir proclamé le droit des Palestiniens à un Etat dans l’enceinte même de la Knesset, à la fin de l’année 1982? Ou pour avoir renoncé à inclure l’enseignement privé dans le cadre d’un grand service public laïc et unifié en 1984 ? Mitterrand a toujours été jugé par certains, à gauche, de s’être montré trop accommodant avec la cause palestinienne. D’autres ont toujours considéré que Mitterrand avait été trop bienveillant envers l’enseignement catholique privé, de la même façon que leurs ancêtres politiques (notamment Clemenceau) dénonçaient en Briand et Jaurès, les pères de la loi de 1905, des « papalins » traitres à la laïcité.
En défendant, devant les Amis du CRIF, association à but communautaire, une laïcité identitaire, autoritaire et univoque débordant implicitement le cadre posé en 1905, Valls opère une sorte de synthèse des hostilités au legs Mitterrandien qui tient plus de la révolution idéologique que de l’exercice du droit d’inventaire exercé par un ancien disciple de Michel Rocard ou Lionel Jospin.
La posture de rupture de Valls n’est pas sans conséquence. Par exemple, François Mitterrand ne serait jamais osé à évoquer les « Valeurs » de la République, comme le proclame inlassablement Manuel Valls, mais les « Droits » et libertés qu’elle accorde à tous, sans distinction. La distinction n’est pas que sémantique, en vérité, elle fonde tous les débats à gauche, y compris sur la laïcité. Selon qu’on l’envisage comme une valeur ou un principe juridique, créateur de droit, son sens et sa portée divergent.
Intervention après intervention, sur la laïcité comme sur le reste, Manuel Valls paraît inviter la gauche à emprunter un chemin qui mène à l’identitaire. La laïcité n’est pas une assignation identitaire, qui servirait à défendre une identité plus qu’une autre, mais une émancipation citoyenne, un principe que Mitterrand, dans la lignée de Jaurès, a toujours défendu. Comme Jean-Louis Bianco aujourd’hui, en dépit de ses maladresses éventuelles quand il s’agit de signer des pétitions avec des personnages qui ont peu à voir avec la cause que doit défendre l’Observatoire de la laïcité. Derrière la rupture avec Mitterrand, implicitement proposée par Valls, se cache finalement une rupture avec une certaine idée de la gauche.
François Hollande, écrivait il y encore quelques jours, à Jarnac, au sujet de Mitterrand, « Tout est changement. Tout est continuité ». Manuel Valls lui, semble penser qu’à gauche, tout doit être changement, et seulement changement. Alors, en finir avec Mitterrand ou pas? Valls ou Hollande? A quand la clarification ?
Bruno Roger-Petit
Poster un Commentaire