Marquée par deux séries d’attentats sanglants, l’année 2015 a impacté la psychologie des Français. Reste à savoir si cela modifiera durablement leur comportement public – en d’autres termes, si la peur risque de l’emporter sur la volonté de vivre « normalement »…
L’année 2015 débute par l’attentat de Charlie Hebdo, la fusillade de Montrouge et la prise d’otages de l’Hyper Casher, qui font 17 morts et 3 blessés graves, du 7 au 9 janvier1.
Elle s’achève – ou presque – par les attentats du 13 novembre : 130 morts et 351 blessés – âgés de 35 ans en moyenne, abattus majoritairement dans la salle de concert du Bataclan et sur les terrasses de plusieurs cafés et restaurants des 10ème et 11ème arrondissements.
Quelles conséquences peuvent avoir des événements d’une telle gravité sur une population qui n’avait jamais été atteinte de façon aussi récurrente ni dans sa globalité, par des actes terroristes ?
Pour le savoir, Tribune Juive Info a rencontré des professionnels des secteurs visés par les djihadistes, ainsi que des clients et des consommateurs.
L’anonymat et la « discrétion » ont parfois été requis lors de ces conversations : le sujet demeure sensible, rendant indispensable une mise en perspective psychosociologique.
Janvier 2015. La France est touchée par des actions terroristes d’une ampleur inégalée. Les Français s’unissent dans la douleur et la colère, défilant massivement dans les rues de la capitale et des autres grandes villes.
Bien que l’émotion soit intense, la conjoncture économique n’est pas durablement affectée.
APRÈS LE 13 NOVEMBRE :
UN IMPACT TRAUMATIQUE GÉNÉRAL
DONT SEULE L’INTENSITÉ VARIE
Les attaques du Bataclan et des terrasses, sont d’un tout autre ordre : les victimes ont été visées au hasard.
Le Dr Muriel Salmona, psychiatre spécialisée dans la prise en charge des victimes, formatrice et chercheuse en psycho-traumatologie2, parle d’un impact traumatique général – dont l’intensité dépend du degré de proximité avec les victimes, leurs proches ou le lieu des attentats – provoquant un état de choc réel. On observe d’ailleurs chez certaines personnes sans « lien » avec ces attaques, une hyper-vigilance et des troubles du sommeil.
En tuant aveuglément des spectateurs ou des clients attablés à des terrasses, les terroristes ont « colonisé » les moments de partage et de joie de vivre. Un processus qui s’apparente à la torture, pratiquée avec des objets familiers : une simple fourchette renverra ensuite au pire, souligne le Dr Salmona.
ÉTAT D’URGENCE,
MESURES DE SÉCURITÉ RENFORCÉES
Décrété par le Chef de l’Etat le 14 novembre, l’état d’urgence a été prolongé jusqu’à fin février 2016. Renforçant les pouvoirs de l’exécutif, il a permis aux forces de l’ordre de procéder à plus de 2800 perquisitions et plus de 340 arrestations – suivies de 51 incarcérations, 431 armes ayant été saisies et 360 personnes assignées à résidence sur le territoire national [chiffres du Ministère de l’Intérieur, des 15 et 22 décembre 2015].
D’autre part, le niveau « alerte attentat » du dispositif Vigipirate, est maintenu en Ile-de-France.
Cette mobilisation sécuritaire maximale, suffit-elle à rassurer les Français – et les touristes du monde entier ?
LE TOURISME SINISTRÉ DANS LA CAPITALE
Paris et l’Ile-de-France constituent la première destination touristique mondiale, avec 46 millions de touristes en 2014 dont 42 % d’étrangers.
Président du GNI3 mais également administrateur d’Atout France – l’agence de développement touristique de la France, Didier Chenet nous éclaire sur l’évolution de la situation en décembre, après deux semaines catastrophiques en novembre.
Dans le domaine de la restauration, la baisse concerne essentiellement le soir et reste de 35 à 40 % dans les quartiers parisiens visés par les attentats alors que, dans d’autres, elle n’est plus que de 10 %. Le déjeuner est très faiblement affecté. La clientèle se montre chaleureuse : on ne perçoit pas véritablement d’angoisse, bien que les attaques alimentent toujours les conversations.
Si le tourisme d’affaires a repris, on note de grosses défections des touristes [de loisirs, ndlr] venant du Japon, de Chine et de Corée, des Etats-Unis et du reste de l’Amérique du Nord.
La restauration gastronomique est fortement impactée, tout comme l’hôtellerie de luxe : entre – 40 et – 50 %. La clientèle familiale des régions, manque aussi à l’appel.
Avec une chute des réservations dans les restaurants pour les deux réveillons, la tendance des fêtes de fin d’année demeure sombre… D’où la nécessité de multiplier les opérations de communication, comme la campagne #ParisWeLoveYou ou Paris est une fête, lancée le 23 décembre.
Des aides d’urgence ont par ailleurs été annoncées par le Ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, et la Mairie de Paris.
RESTAURATION À PARIS :
DEUX EXEMPLES CONTRASTÉS
Nous avons rencontré des acteurs « de terrain » de la branche CHR – Cafés, Hôtellerie, Restauration.
Situé dans le 20ème arrondissement, le Café Charlotte jouxte le cinéma MK2 Gambetta. Ici, la baisse de fréquentation a été fugace. Nous dépendons de la clientèle du cinéma, qui n’a fermé que le samedi 14 novembre. Dès la semaine suivante, les clients sont revenus – souligne le garçon de café.
Henri, un habitué qui vit entre Paris et Marseille, revient sur les attentats. Les gens étaient très choqués mais il y a eu beaucoup de mesure. Certains ne voulaient plus prendre les transports en commun. J’ai pourtant ressenti moins de « panique » à Paris qu’à Marseille… Je crois que les gens ont changé leurs habitudes malgré tout. Avec le recul, on réalise qu’il y a eu un « avant » et qu’il y a un « après » 13 novembre.
Le second établissement est « proche de La Belle Equipe » : son patron, qui souhaite rester anonyme, parle des corps étendus entre les tables – qu’il n’a pas vus mais qui le poursuivent. Conscient que son restaurant aurait pu être visé, il s’est rendu à la cellule d’urgence médico-psychologique (CUMP) de la mairie du 11ème arrondissement.
Si ses habitués se sont immédiatement montrés solidaires, la clientèle fait défaut le soir. Et les gens qui viennent, ne s’attardent pas.
Comment envisage-t-il l’avenir ?
Cela prendra du temps avant que les clients ne reviennent. Je comprends que les gens se replient chez eux et, quand ils sortent, que ce soit ailleurs.
DE FORTES RÉPERCUSSIONS SUR LE COMMERCE,
EN PARTIE ATTÉNUÉES EN DÉCEMBRE
La chute de fréquentation spectaculaire dans les grands magasins parisiens, durant la semaine post-attentats (- 30% au Printemps Haussmann et – 50% aux Galeries Lafayette), a conduit les deux groupes à ne plus communiquer. Le directeur du Printemps Haussmann, Pierre Pelarrey, s’est toutefois exprimé à la veille de Noël : si la clientèle française et européenne reprend lentement ses habitudes de consommation, les touristes, asiatiques, américains et du Golfe, ne sont pas là.
Rencontrée à la sortie des Galeries Lafayette, Anna détaille sa visite. D’habitude je me promène dans les allées mais comme j’ai pris du retard… Pourtant, il n’y a pas foule ! On n’a pas trop la tête à ça… Le renforcement des mesures de sécurité, la rassure plutôt. Je n’ai pas peur, précise-t-elle, mais je ne me sens pas « tranquille » non plus.
Pour les régions, le président des Commerçants de France – Confédération des Indépendants4, Francis Palombi, parle d’une baisse de fréquentation de 30 à 50% durant les trois semaines ayant suivi les attaques – dans l’habillement, la chaussure et la maroquinerie.
La reprise s’est amorcée dès la mi-décembre. Francis Palombi indique que les Français ont voulu gâter leurs enfants comme jamais, le secteur du jouet ayant connu un boom spectaculaire. Au Havre et à Tours, les centres commerciaux ont été pris d’assaut, avant Noël et entre les fêtes, les commerces de centre-ville également (à Tours). Les soldes d’hiver5, s’annoncent prometteuses pour l’habillement.
En revanche, les marchés alimentaires ont été dramatiquement impactés, surtout en région parisienne où les pouvoirs publics avaient pris des décisions de fermetures.
La fréquentation des marchés de Noël de Colmar et de Strasbourg, a aussi été affectée, ce qui n’est « rien » par rapport à la désertion observée sur les marchés de Noël parisiens, jusqu’à la dernière semaine de 2015.
L’Etat et la Mairie de Paris ont mis en place des systèmes d’aide pour ces secteurs, avec un « guichet unique » destiné aux professionnels.
L’E-COMMERCE « CONTRACTÉ » EN NOVEMBRE
Contrairement aux idées reçues, le commerce en ligne n’a pas bénéficié d’emblée d’un report des achats en magasins : la FEVAD6 [Fédération de l’e-commerce et de la vente à distance], confirme que 50% des sites ont au contraire connu un coup d’arrêt. Les gens n’avaient aucune envie d’acheter juste après ces attaques
En décembre, la Fédération a sondé un panel de sites, qui indiquent une forte progression des achats en ligne ; il est trop tôt pour savoir s’il y a eu un « rattrapage ».
DES ÉTABLISSEMENTS CULTURELS, DÉSERTÉS ?
Durant la semaine post-attentats, les musées parisiens ont perdu jusqu’à 50 % de leurs visiteurs, les ventes de billets de concerts chutant de 80 %.
Le Délégué Général de l’Association de Soutien au Théâtre Privé (ASTP)7, Antoine Masure, indique que le nombre de spectateurs a diminué d’un peu plus de 30 % à Paris intra-muros, entre le 14 novembre et le 20 décembre. Les nouvelles réservations, ne se font toujours pas.
La chute est encore plus importante pour les spectacles Jeune Public, qui ont subi de plein fouet l’interdiction des sorties éducatives durant deux semaines, après les attaques.
Le cirque est également très atteint.
On sent bien que les parents préfèrent garder leurs enfants avec eux au maximum, en ce moment, remarque la directrice d’un centre de loisirs de maternelle du 15ème arrondissement.
Si les campagnes de sensibilisation Tous aux spectacles – quelques jours après les événements – et Ma place est dans la salle, le 18 décembre, ont été bien accueillies, une sécurisation maximale des établissements est sollicitée par les spectateurs. Cela fait partie des questions posées lors des appels pour réserver, note Antoine Masure.
Un fonds de soutien créé par l’Etat, va d’ailleurs aider les salles à faire face aux dépenses de sécurité supplémentaires et à la diminution des réservations.
Derniers éléments : en régions, les lieux culturels n’enregistrent aucune baisse de fréquentation notable, à l’instar du secteur du cinéma qui n’a pas été impacté par les attaques, y compris à Paris.
PROFONDÉMENT CHOQUÉE, LA COMMUNAUTÉ JUIVE REDOUTE LA « NAÏVETÉ DES FRANÇAIS »
A ce stade de l’enquête, une question se pose : la communauté juive a-t-elle perçu ces sanglantes attaques à l’unisson de l’ensemble des citoyens français ?
Le président du CRIF, Roger Cukierman, observe que les Juifs sont sur le même plan que tous les Français : extrêmement choqués, même s’ils étaient déjà davantage sensibilisés. Il estime que la seule réaction possible, est de se battre comme le font les Israéliens, soumis à la même terreur.
Rencontrés dans le 19ème arrondissement, d’autres membres de la communauté8, expliquent qu’ils se montrent extrêmement vigilants dans la rue ou le métro, et fréquentent moins les lieux publics. En partie rassurés par la prolongation de l’état d’urgence, ils redoutent la naïveté des Français et que l’afflux de migrants n’accroisse le risque d’attentats.
Soucieux pour leurs enfants et petits-enfants, ils parlent de morosité ambiante ; pour certains, on se croirait en 1933. L’alya est fréquemment évoquée…
MISE EN PERSPECTIVE SOCIOLOGIQUE
Directeur de recherche au CNRS, le sociologue Olivier Galland9 rappelle que les chocs impactant le comportement d’une population, sont provoqués par les guerres : il s’agit de bouleversements historiques. Malgré l’horreur absolue de ces attaques, le pays ne devrait pas s’en trouver transformé fondamentalement.
Il ne croit pas à une modification durable des habitudes de sorties des jeunes Français car ces générations sont celles de la communication. Les jeunes se nourrissent de contacts, ils ne cesseront pas de se rencontrer.
En revanche, les valeurs de tolérance et d’ouverture sur le monde, pourraient être remises en cause… Le pire n’est jamais sûr : Olivier Galland observe que la réaction collective des Français a été très digne, emplie d’émotion, de recueillement et de solidarité. C’est un signal encourageant quant à la « solidité » de la nation.
Une modification des comportements en profondeur, semble donc peu probable à brève échéance – sauf si un nouvel épisode dramatique survenait.
L’impact des attentats sur l’état d’esprit de l’ensemble des Français n’en demeure pas moins considérable : le 13 novembre marque sans doute une prise de conscience, pour chacun d’entre nous, de l’existence d’un danger extrême pouvant surgir dans notre quotidien à n’importe quel moment.
Face à cette nouvelle réalité, l’engagement de tous est requis.
La solidarité et la lucidité des leaders politiques comme des citoyens, seront indispensables.
Lydie Turkfeld
Remerciements : Guy Chabtaï Coen.
1 – Des commémorations en hommage aux victimes des attentats de janvier, sont prévues à Paris du 5 au 10 janvier.
2 – Présidente de l’association d’information, de formation et de recherche, Mémoire Traumatique et Victimologie (www.memoiretraumatique.org), membre d’un groupe de travail à la MIPROF (mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains), le Dr Muriel Salmona est l’auteure de nombreux articles et du Livre noir des violences sexuelles, paru chez Dunod en 2013.
3 – Le GNI (Groupement National des Indépendants), regroupe le Synhorcat (Syndicat national des hôteliers, restaurateurs, cafetiers et traiteurs – également présidé par Didier Chenet), la Fagiht et la Cpih.
Deuxième organisation nationale mais premier syndicat sur Paris – IDF, le Synhorcat et ses 13 500 adhérents représentent une force d’emplois de 200 000 salariés.
4 – La Confédération nationale des Commerçants et Artisans-Commerçants Indépendants de France, regroupe près de 300 000 entreprises (essentiellement TPE), 500 000 points de vente et 900 000 salariés, des secteurs alimentaires et non-alimentaires, sédentaires et non-sédentaires.
5 – Soldes d’hiver : du 6 janvier au 16 février 2016.
6 – La FEVAD regroupe 580 entreprises et 800 sites internet, dans le domaine de la vente aux particuliers et aux professionnels, ou encore celui de la vente entre internautes.
7 – L’Association pour le Soutien au Théâtre Privé (ASTP), perçoit une taxe sur les spectacles afin de soutenir la création théâtrale, la production de spectacles, la promotion et la diffusion des œuvres en direction du public le plus large possible. Elle regroupe des théâtres et des tourneurs adhérents.
8 – Appartenant à différentes générations et plus ou moins religieuses, la dizaine de personnes interrogées se considèrent comme membres de la communauté, et non « simplement » juives.
9 – Directeur de recherche au CNRS, Olivier Galland dirige le GEMASS, une unité mixte de recherche (UMR 8598) associée à l’université de Paris-Sorbonne et au CNRS. Co-directeur, avec Yannick Lemel, du séminaire Sociologie des inégalités depuis septembre 2013, il préside le conseil scientifique de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire.
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