Depuis les attentats de janvier 2015, la communauté juive de France peut être tentée par l’alya, l’émigration vers Israël. Dans le Grand désarroi : enquête sur les juifs de France (1), Salomon et Victor Malka sillonnent les villes de France pour capter le ressenti de leurs coreligionnaires. Si le traumatisme est là, certains se battent pour défendre le vivre-ensemble. Salomon Malka témoigne…
Le Grand désarroi. Ce terme représente-t-il le sentiment des juifs de France ?
Nous avons réalisé notre enquête du lendemain des attentats de janvier, jusqu’à ceux du 13 novembre. Nous avons pu évaluer l’ampleur de ce désarroi, à travers différents segments du judaïsme français : les communautés juives, l’aspect politique, les intellectuels, le monde religieux… Nous ne nous étions pas trompés sur le diagnostic : le désarroi est grand, le mal est profond. Il y a des mutations, des bouleversements de toutes sortes.
Même s’ils sont moins nombreux qu’on le dit, 6000 à 7000 juifs émigrent chaque année. Notamment de Toulouse, suite au choc de l’affaire Merah. D’autres communautés se déplacent, comme à Lyon, quittant le quartier de la Duchère pour Villeurbanne. Dans d’autres communautés, rien ne bouge, comme à Strasbourg.
À Marseille, il n’y a pas véritablement de désarroi… Mais partout en province, on perçoit des tensions très vives. On a vu des juifs qui baissent les bras, des pessimistes, et des juifs qui se battent au jour le jour pour continuer à soutenir le vivre-ensemble.
Les attentats du début d’année, suivis de la marche du 11 janvier, représentent-ils un tournant ?
Le double choc de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher a été suivi par le sursaut du 11 janvier. On a eu l’impression qu’on ouvrait les yeux, que la République se mettait debout et défendait ses valeurs. On s’apercevait que les juifs n’étaient pas les seuls agressés, car on s’en prenait aussi à des journalistes et à des policiers.
La République décidait de protéger l’ensemble de ses enfants. Les gens pensaient qu’on allait dépasser les frictions et prendre des décisions, que la droite et la gauche allaient faire front commun pour résister au désastre. Chose qui ne s’est pas produite, sauf en terme de sécurité.
Mais tous les problèmes de fond – école, fractures de la laïcité, antisémitisme, radicalisation des jeunes – n’ont pas été pris à bras le corps. Malheureusement, quand nous avons terminé le livre, la génération de nos enfants a été prise pour cible, le 13 novembre. Les problèmes restent entiers aujourd’hui.
Le 31 janvier, le Premier ministre Manuel Valls affirmait que « la France sans les juifs n’est pas la France ». Vous répondez dans votre livre que le judaïsme sans la France ne serait pas le judaïsme non plus. Comment la France a-t-elle façonné le judaïsme ?
Je ne sais pas si la France sans les juifs serait la France ou pas, mais sans la France, il manquerait quelque chose d’essentiel au judaïsme. Il est inscrit dans l’Histoire du pays.
De grandes figures s’y sont illustrées autant sur le plan religieux que dans la littérature, la philosophie, les arts, la science, avec des figures comme Rachi, René Cassin, Pierre Mendès-France, Alfred Dreyfus, Bernard Lazare, Emmanuel Lévinas, Romain Gary, Albert Cohen… Leur identité française est inséparable de leur dimension juive.
En 1967, après la Guerre de six jours, de nombreux intellectuels, enseignants ou simples hébraïsants ont fait leur alya. Qui sont ceux qui décident de partir en Israël aujourd’hui ?
À Jérusalem, nous avons rencontré Natan Sharansky, qui dirige l’Agence juive (2). Il est très fier de cette alya, car elle est très cultivée. Il ne s’agit pas d’une alya de gens qui fuient une quelconque persécution. Ces personnes ont librement décidé de partir, sans renier leur citoyenneté ni leur culture française. Ce sont souvent des juifs religieux, très attachés à Israël, ayant moins de difficultés avec la langue. Allons-nous passer dans une nouvelle phase, où des juifs moins structurés décideront de partir ? Je ne sais pas.
Nous sommes encore dans le désarroi et l’interrogation. Un homme nous a confié que lorsqu’il amène ses enfants et vient les chercher à l’école, ceux-ci voient des militaires à l’entrée, matin et soir. Même chose le samedi, à la synagogue.
Bien sûr, les militaires peuvent rassurer. Mais d’un autre côté, le père ne veut pas donner à ses enfants l’image d’un judaïsme sous la protection de l’Armée. On ne peut pas totalement lui donner tort. Espérons que l’état d’urgence, qui a commencé pour les juifs bien avant le 13 novembre, ne va pas durer éternellement.
Alors que la situation se dégrade dans de nombreux quartiers, comment faire pour maintenir le dialogue avec les musulmans ?
Toutes les religions sont amenées à se repositionner, à faire de la pédagogie. Le judaïsme autant que les autres. Il existe des fractures de la laïcité. Pourtant, la laïcité est une conquête pour nous tous. Il a fallu du temps, s’en accommoder, mais on s’y est fait.
Malheureusement, nous sommes sortis de l’époque de la pluralité heureuse en France. Il faut ouvrir les yeux. On ne peut pas se contenter de tenir un discours de dialogue interreligieux, affirmant que tout va bien.
Les religions, dont on a minimisé le poids, ont un rôle à jouer pour proposer des sorties de crise. Nous avons rencontré de jeunes psychologues juifs qui travaillent sur la formation contre la radicalisation et l’antisémitisme. Les djihadistes sont des fanatiques religieux. Ils instrumentalisent la religion, à travers des lectures littéralistes de l’islam.
Cette affaire de djihadisme doit être réglée à l’intérieur de l’islam. C’est pourquoi nous avons essayé de mettre en lumière des figures d’intellectuels musulmans qui ont tenté de présenter un islam du dialogue, un islam éclairé : celui d’Abdelwahhab Meddeb, d’Abdennour Bidar…
L’islam éclairé a vécu en bonne intelligence avec des chrétiens et des juifs pendant des siècles. Cet islam-là a un rôle crucial à jouer aujourd’hui.
Comment les musulmans de France peuvent-ils lutter contre la radicalisation ?
Il manque une représentation claire du culte musulman. Nicolas Sarkozy a tenté de le faire avec le Conseil français du culte musulman.
Mais ce n’est manifestement pas une réussite, les intellectuels musulmans le reconnaissent. Il nous faudrait cependant des voix pour dire ce qu’est l’islam et ce qui ne l’est pas.
Lorsque Napoléon Bonaparte a organisé le Sanhédrin en 1806-1807, il a pris des notables juifs et des rabbins, leur a posé douze questions, leur demandant leurs positions vis-à-vis du divorce, de la bigamie, etc.
Ils y ont répondu. Il les a enfermés jusqu’à ce qu’ils trouvent un accord. Au sortir de cet accord a été créé le Consistoire, organisation représentative du culte.
Certains proposent que l’on refasse le même schéma avec l’islam, comme l’a suggéré un ancien haut-fonctionnaire, sous le pseudonyme de Camille Desmoulins.
Une proposition un peu naïve car, depuis Bonaparte, il s’est passé beaucoup de choses, parmi lesquelles la séparation de l’Église et de l’État. Néanmoins, c’est une piste. On aurait tort de l’écarter d’un revers de la main.
(1) Salomon Malka et Victor Malka, Le grand désarroi : Enquête sur les juifs de France, Paris, Albin Michel, janvier 2016.
(2) Créée en 1929 sous le nom d’Agence juive pour la Palestine, l’Agence juive est, depuis la création de l’État d’Israël en 1948, un organisme public du gouvernement. Elle est chargée de la propagande en faveur de l’immigration au sein de la diaspora, et de l’accueil des nouveaux immigrants en Israël.
http://koide9enisrael.blogspot.fr/2016/01/partir-ou-rester-le-desarroi-des-juifs.html#more
Source Le Monde des religions
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