Rencontre avec l’un des réalisateurs les plus énigmatiques du 7ème art, à l’occasion de la sortie en France de son nouveau film, Remember, le 23 mars 2016.
De son premier long-métrage en 1984 jusqu’au milieu des années 2000, Atom Egoyan a été le « chouchou » de la critique internationale et du Festival de Cannes – qui l’a primé à plusieurs reprises.
Que ses films soient désormais accueillis de façon moins unanime, n’empêche pas le cinéaste canadien de façonner une œuvre troublante et magnétique qui happe les spectateurs dans un univers où l’imagination et la réflexion sont intensément sollicitées, tout comme leur propre « implication » dans la construction de l’histoire.
Dans Remember – un thriller aux accents de road movie sur fond de vengeance, où l’on retrouve certaines de ses thématiques de prédilection, il s’intéresse aux rescapés de la Shoah émigrés en Amérique du Nord, derniers témoins de l’innommable dont la mémoire s’égare…
TRIBUNE JUIVE INFO a rencontré le réalisateur en décembre 2015, à Paris : un entretien à bâtons rompus au cours duquel il s’est révélé « provocateur » – car libre d’explorer, plus soucieux de comprendre et de découvrir les relations entre les faits que de les envisager de façon purement intellectuelle…
Atom Egoyan interroge les hommes et l’Histoire par le biais de la mémoire, le plus souvent en eaux troubles. Avec le cinéma comme « méthode » d’investigation suprême.
Qu’est-ce qui vous a d’emblée convaincu de réaliser un film sur ce scénario de Benjamin August – qui signe, avec Remember, son premier script ?
Atom Egoyan : Ce qui m’a séduit dans ce projet, c’est la simplicité d’une histoire qui permet d’aborder des problématiques terriblement complexes… Alors que nous avons l’impression de cerner aisément les enjeux de l’intrigue, nous sommes invités à nous poser des questions très troublantes sur la nature de la justice, de la vengeance et de la mémoire historique. Ce n’est pas la première fois que je m’y intéresse mais, ici, tout est concentré en un seul personnage, une seule performance : Zev / Christopher Plummer1, avec lequel les spectateurs sont en contact direct. Comment le public va-t-il réagir ?
Zev Gutmann est un survivant de la Shoah, Juif allemand, qui a refait sa vie aux Etats-Unis. Atteint de démence sénile, il vient de perdre son épouse. Cet homme affaibli, va pourtant tenter de retrouver et de supprimer un ancien officier nazi émigré en Amérique sous le nom de l’une de ses victimes juives, Rudy Kurlander…
Qu’apporte ce procédé « d’effacement de la mémoire » à votre recherche autour du traumatisme, de la transmission et de ce qui se cache derrière les apparences ?
La mémoire « existe » uniquement grâce à la transmission de l’expérience et en relation avec les autres. Quand il y a un blocage, tout est déformé : cela peut prendre des proportions extrêmes…
Le personnage de Max, joué par Martin Landau2 [l’ami de Zev, qui le guide dans l’exécution de sa « mission », ndlr], a travaillé toute sa vie avec le centre Simon-Wiesenthal : il croit avoir trouvé la meilleure manière de « traiter » la question de la justice. Et pourtant, lorsqu’il est confronté à quelque chose d’absolument bouleversant…
Si les traumatismes et la mémoire historique ne sont pas transmis avec honnêteté, cela provoque des réactions et des chocs inattendus.
PLUS LE TEMPS PASSE, PLUS LA « RÉALITÉ » SE DISSIPE OU S’AFFADIT : LES FAITS LES PLUS ATROCES DEVIENNENT SANS IMPORTANCE
Vous présentez la génération des enfants des « protagonistes » de la Shoah, comme relativement ignorante de ce que fut cette période : cela correspond-il à une réalité ?
Je crois que cette génération s’est forgé une représentation historique en fonction du récit de ses parents. Or les parents n’ont pas « tout » raconté ou se sont tus, prétendant qu’ils étaient traumatisés [dans le cas des bourreaux, ndlr]. Comme le répète la fille de l’un des Rudy Kurlander – qui habite dans une maison vouée à la célébration de la culture allemande : il ne veut pas parler de l’Holocauste. Est-ce aussi simple que cela ? Est-elle complice ? Car nous savons que cette génération a appris l’Histoire à l’école…
Mais la génération qui m’intéresse le plus, est celle de la jeune fille qui parle avec Zev, à l’hôpital : elle lit une lettre mentionnant les nazis, sans avoir la moindre idée de ce dont il s’agit ; et, alors que les mots qu’elle prononce à haute voix constituent un ordre d’assassinat, elle demande un bonbon à Zev dès qu’elle a achevé sa lecture…
Plus le temps passe, plus la « réalité » de l’atrocité se dissipe ou s’affadit : nous ne savons pas comment garder la mémoire vivante avec précision. Les faits deviennent sans importance.
C’est le plus grand des dangers.
Les spectateurs font corps avec le personnage central, tout en le regardant agir de l’extérieur sans le comprendre. Pourquoi avoir choisi ce type de traitement ?
Il ne faut pas oublier pas que Zev n’est qu’une marionnette, à de multiples égards… On éprouve de l’empathie pour lui mais aussi une certaine circonspection, car on connaît ses limites : le passé et le futur, n’existent pas pour ce personnage. Le « moteur » du film, c’est Max – cloué à son fauteuil roulant mais dont l’esprit est aiguisé.
D’autre part, quand on regarde Zev, on est conscient de certains clichés liés aux survivants de l’Holocauste – des images que l’on a vues auparavant et que l’on projette sur ce personnage…
À LUI SEUL, CHRISTOPHER PLUMMER REPRÉSENTE PRESQUE UNE « MÉTHODOLOGIE » DE L’ART DRAMATIQUE
Pour ce rôle, vous avez immédiatement pensé à Christopher Plummer2 : il est effectivement époustouflant.
Qu’apporte-t-il d’essentiel selon vous ?
Christopher Plummer a incarné des nazis à l’écran : nous sommes donc surpris de le découvrir en homme juif, survivant de l’Holocauste. On se pose de nombreuses questions d’emblée, mais on les oublie totalement car on est happé par la personnalité et l’objectif de Zev.
Bien sûr, jai également songé à lui car c’est l’un des meilleurs comédiens de langue anglaise. Je l’ai déjà dirigé dans Ararat, l’ai vu sur scène à de multiples reprises, il représente presque une « méthodologie » à lui tout seul (rires) !
Remember est riche de moments drôles ou décalés : cela s’est-il imposé dès le stade du scénario ?
Tout-à-fait. J’ai adoré le ton sardonique de cette histoire. Zev est excellent pour exécuter des ordres : cela génère des situations comiques ! C’est de l’humour noir mais il y a une multitude de détails réjouissants…
CE SERAIT VRAIMENT DOMMAGE DE NE PAS JOUER AVEC TOUTES SES IDÉES !
On vous classe parmi les cinéastes intellectuels.
Ne seriez-vous pas plutôt un éternel enfant, prêt à tout pour faire des expériences – quitte à y perdre en audience ?
Dans les années 1990, mes films avaient peut-être créé leur genre propre. Mais, après Ararat, j’ai eu envie de tester de nouvelles formes : je serais terrifié de devoir me répéter.
Je comprends que cela puisse être perturbant pour le public et les critiques, qui aiment savoir quel film ils vont voir ; et nous sommes tellement bombardés d’images qu’un cinéaste doit sans doute savoir se montrer sélectif…
Mais ce serait vraiment dommage de ne pas jouer avec toutes ses idées !
ÊTRE ARMÉNIEN, OBLIGE À « PENSER » LA MÉMOIRE HISTORIQUE
Les peuples juif et arménien ont vécu des « catastrophes » similaires – même si elles ne sont pas identiques. Etre arménien, cela signifie quoi pour vous ?
Cela s’inscrit dans un processus de mémoire, dans le devoir de garder la mémoire historique vivante, et « urgente ». Ne pas le faire, ce serait renoncer à exister en raison des perversions historiques autour de cette question.
Cela constitue une part importante de ma personnalité, de mon identité.
Etre arménien, c’est un questionnement toujours en cours.
Comment avez-vous réagi aux attentats sanglants qui ont frappé la France à deux reprises en 2015 ?
Quel rôle les artistes doivent-ils jouer dans un tel contexte ?
Je reviens du Festival international du film de Marrakech, où j’ai présidé l’hommage au cinéma canadien : juste avant, de nombreuses personnes m’ont demandé s’il n’était pas trop dangereux d’aller là-bas… A mon avis, c’était précisément le moment où nous devions nous y rendre.
En tant que créateurs, nous devons continuer à produire des liens et du dialogue – notre seconde mission : il faut prendre des précautions mais la terreur ne dominera pas nos vies !
La perte irrémédiable de vies humaines – toute cette barbarie, sont insoutenables…
On doit exprimer notre créativité plus que jamais.
Si le public ne devait retenir qu’une seule chose de Remember, qu’aimeriez-vous que ce soit ?
Il y a trois éléments-clé : les êtres humains sont infiniment complexes, rien n’est simple dans notre condition et nous devons tenter de comprendre « l’agenda » selon lequel l’Histoire nous est présentée…
Propos recueillis par Lydie Turkfeld.
1 – Né en 1929 à Toronto (mais ayant grandi à Montréal), Christopher Plummer a connu la célébrité grâce au rôle du capitaine Georg von Trapp dans La Mélodie du bonheur, réalisé par Robert Wise en 1965.
En dépit d’une impressionnante filmographie, il doit attendre l’année 2012 pour recevoir son premier Oscar – pour Beginners de Mike Mills (Meilleur acteur dans un second rôle). Il a reçu de nombreuses autres récompenses, au fil de sa carrière.
2 – Né en 1928 dans une famille juive américaine de Brooklyn, Martin Landau a reçu en 1994 l’Oscar du Meilleur acteur dans un second rôle pour son interprétation de Bela Lugosi dans Ed Wood de Tim Burton.
On le connaît notamment pour les séries Mission impossible et Cosmos 1999, et de brillants seconds rôles au cinéma (sous la direction d’Alfred Hitchcock, Woody Allen, Tim Burton, Ron Howard…).
Encadré 1
REMEMBER. Drame – thriller, d’Atom Egoyan.
Avec : Christopher Plummer, Martin Landau, Bruno Ganz, Jürgen Prochnow, Heinz Lieven, Dean Norris, Henry Czerny…
Durée : 1h35
Sortie : 23 mars 2016
Synopsis : Rescapé de la Shoah ayant fui l’Allemagne pour les Etats-Unis à la fin de la Seconde guerre mondiale, Zev (Christopher Plummer) est désormais atteint de démence sénile. Chaque matin à son réveil, il a oublié que son épouse tant aimée, Ruth, vient de mourir… Leur ami Max (Martin Landau), un autre survivant des camps qui vit dans la même maison de retraite médicalisée, le convainc bientôt d’honorer une promesse faite à la défunte : retrouver un dénommé Rudy Kurlander – ex-officier nazi ayant échappé à la justice internationale en usurpant l’identité de l’une de ses victimes juives – et l’éliminer, ce dernier ayant massacré leurs familles respectives à Auschwitz.
Or il existe quatre Rudy Kurlander aux Etats-Unis…
Encadré 2
BIO EXPRESS – ATOM EGOYAN
Né en 1960 au Caire, Atom Egoyan grandit dans une famille de peintres d’origine arménienne, au Canada.
Après avoir mis en scène plusieurs pièces de théâtre et réalisé des courts-métrages, il se fait connaître avec Next of kin (1984), son premier long-métrage, Family Viewing (1987) et The Adjuster (1991).
Exotica lui permet d’obtenir le Prix de la critique internationale à Cannes (1994) et De beaux lendemains, le Grand Prix du Jury en 1997.
Le Voyage de Félicia (1999), Ararat (2002), Adoration (2008 – Prix du Jury œcuménique de Cannes) et Captives (2012), font ensuite partie de ses films les plus remarqués.
Nommé à deux reprises aux Oscars, il a obtenu huit récompenses nationales.
Sa curiosité artistique le conduit par ailleurs à mettre en scène des opéras ou des pièces de théâtre et à réaliser des « installations », dans des contextes prestigieux.
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