« Heidegger et ‘les Juifs' » : un étrange colloque

Le philosophe François Rastier a lu les actes du colloque qui s’était tenu en janvier. Il a trouvé cette lecture très instructive, à commencer par les quelques phrases qui y ont été discrètement censurées.

Les actes du colloque «Heidegger et « les Juifs »», tenu en janvier 2015 à la Bibliothèque nationale de France, viennent de paraître dans le numéro 58-59 de la revue «La Règle du Jeu», dirigée par Bernard-Henri Lévy.

Dans leur préface, les responsables du numéro de «La Règle du Jeu», Raphaël Zagury-Orly et Joseph Cohen, prodiguent des assignations identitaires et n’hésitent pas à parler de «philosophes juifs» («RJ», p. 7) à propos d’auteurs aussi hétéroclites que Philon d’Alexandrie, Spinoza et Freud[1]. Fort irénique, cet œcuménisme paradoxal fait bon marché de l’histoire des idées pour reconduire les égarés dans quelque bercail communautaire.

Crédit Wikimedia
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En 1916, dans un article paru dans les «Kant-Studien» et intitulé «Vom Begriff der Nation»[2], Bruno Bauch déplorait l’enjuivement (Verjudung) de la philosophie allemande — dans les mêmes termes qu’employait la même année Heidegger dans une lettre à Elfride. Comme Bauch définissait la nation en termes de sang et de sol comme communauté de naissance commune («Gemeinschaft der ’’Mitgeboren’’»), dans une réponse longtemps inédite, Cassirer questionna:

Nous parlons tous d’un ’’esprit grec’’ ou, en effet, nous parlons tous d’un ’’esprit allemand’’ — mais l’esprit peut-il objectivement être grec ou bien allemand? L’admission d’une telle caractérisation ne procède-t-elle pas d’un ‘’naturalisme purement dogmatique’’?»[3].

Si l’on nomme «philosophes juifs» des auteurs athées comme Freud, ne procède-t-on pas à la manière des antisémites?

La dette impensable

Alain Finkielkraut ouvrait le colloque de la BnF par la question «Comment ne pas être heideggérien?», Bernard-Henri Lévy le conclut par «Comment peut-on être heideggérien?» [4]. Être ou ne pas être, leurs titres se répondent dans une préoccupation essentialiste voire identitaire touchant l’heideggérisme plus que le judaïsme: cela symbolise non seulement l’unanimité autour de Heidegger, mais aussi l’union droite-gauche, transcendée par une judéité revendiquée par nombre de contributeurs.

Sans vouloir ici rendre compte des 800 pages de l’ouvrage, aussi copieux qu’inégal, j’en éclairerai l’enjeu en restituant trois phrases absentes, censurées par les responsables, et qui auraient dû figurer p. 676 au dernier paragraphe de la contribution de Yves-Charles Zarka. Pour faciliter la compréhension, je restitue la totalité du paragraphe, en mettant les phrases censurées en italiques:

Un simple mot pour conclure. Croyez-vous que l’effondrement de cette pensée dissuade un certain nombre de gens de se réclamer de Heidegger ? Tant s’en faut. Les véritables initiés sont en effet ceux qui, malgré les révélations terribles des ‘Cahiers noirs’, continuent de se réclamer de lui comme si de rien n’était, comme si ce que nous savons désormais ne changeait rien et qu’il était possible de voir en lui non seulement une référence centrale et positive, mais en outre celui qui indique l’orientation que nous devons suivre.

Ainsi, comme l’a remarqué à juste titre François Rastier, G. Agamben suit Heidegger, ainsi d’ailleurs que Carl Schmitt, en affirmant que, depuis la Libération, le Camp est devenu le «Nomos de la Terre».

Pis, comment expliquer que d’autres, plus inattendus, puissent donner, comme l’a fait Alain Finkielkraut, une conférence, dans le présent colloque en janvier 2015, donc après la publication des Cahiers noirs, et, semble-t-il, en connaissance de cause, intitulée «Comment ne pas être heideggérien?», avec comme argument que la pensée de Heidegger, contre Levinas défenseur de la technique, permet de justifier l’attachement des Juifs à la terre d’Israël?

Voilà l’apôtre de l’extermination des Juifs transfiguré en penseur de leur renaissance, sans la moindre pudeur et en toute irresponsabilité intellectuelle. C’est dire si l’heideggérianisme de ce genre d’initiés a encore de beaux jours devant lui.

La censure de ces phrases éclaire d’un jour indiscret le projet des responsables de l’ouvrage et du colloque dont il est issu:

­— On impose une unanimité autour de Heidegger, fût-elle de façade, et cela malgré ses positions antisémites radicales et désormais ouvertement intégrées à son œuvre par la publication des «Cahiers noirs».

— On voile la dérive identitaire de Finkielkraut, qui n’hésita pas dans sa conférence à déclarer : «Les Juifs, eux, ont aujourd’hui choisi la voie de l’enracinement» («Le Monde», 29.01.15), en paraphrasant l’entretien de Heidegger au «Spiegel»: «toute chose essentielle et grande a pu seulement naître du fait que l’homme avait une patrie et qu’il était enraciné dans une tradition.»[5].

— Sans rapport avec Finkielkraut, la première phrase pourtant censurée évoquait la singularité de l’extermination. Dans une conférence de 1949, Heidegger, éludant la responsabilité nazie, parle des camps comme d’établissements industriels, comme si le massacre était une production de cadavres, et comme si la technique (enjuivée à ses yeux) en était responsable. La formule a fait florès.

Dans le même passage, il suggère que le blocus de Berlin par les Russes en a fait un camp d’extermination. Il ajoute dans «les Cahiers noirs» que l’Allemagne depuis la défaite est devenue un vaste camp[6]. Le topos heideggérien a été repris et étendu par Agamben, qui fait du camp la norme universelle, soit, dans les termes de Carl Schmitt, le «Nomos de la Terre»: cela lui permet d’assimiler les «musulmans» d’Auschwitz aux prisonniers palestiniens, puis aux détenus de Guantanamo (les Israéliens et les Américains prenant la place toute chaude des nazis)[7]. Par ce jeu de mots, au jugement de Nuremberg se substitue la condamnation universelle des démocraties et du monde moderne en général – condamnation que Heidegger ressassait, et qui fait l’ordinaire des rouges-bruns d’aujourd’hui, de Douguine à Žižek et Badiou.

La macdonaldisation d’Auschwitz

La dilution de l’extermination s’étend encore quand Babette Babich conclut sa contribution primesautière et filandreuse par un parallèle entre l’extermination et la consommation de viande : «Dans quelques heures, nous prendrons notre déjeuner, un déjeuner où les animaux continueront à jouer pour nous le rôle joué par les Juifs» («RJ», p. 445). De ce parallèle qui humanise les animaux de boucherie tout autant qu’il animalise les Juifs, l’extermination se dilue dans une routine quotidienne – alors même que la cause animale se passe fort bien de Hitler, qui la défendait pourtant. Ce propos n’a fait l’objet d’aucune réserve de la part des responsables de «La Règle du Jeu».

Dans une conférence de 1949, Heidegger soutenait que «l’industrie alimentaire motorisée est essentiellement identique à la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination». Ce fut jusqu’à une publication posthume de 2001 la seule allusion à l’extermination dans l’œuvre de Heidegger.

Nous avons retracé naguère l’histoire de l’ignoble métaphore antinomiste qui fait des Juifs des animaux de boucherie, à partir de l’image prégnante des abattoirs mécanisés de Chicago[8]. L’image fut reprise sarcastiquement par le médecin SS Friedrich Entress, enfin par Heidegger et tant d’autres à sa suite, de Arendt à Agamben. Reformulée par Babich à propos du repas au colloque de la BNF, elle est en outre mise au goût du jour par Steinbock, quand il ajoute adroitement en commentaire du texte heideggérien : «l’industrie alimentaire s’est transformée en restauration rapide» («RJ», p. 317), parachevant ainsi la macdonaldisation d’Auschwitz.

L’analogie reste d’autant plus repoussante qu’elle rappelle obscurément les holocaustes antiques, couronnés par des banquets de bêtes sacrifiées.

Comment déconstruire l’antisémitisme

Pour éluder la qualification d’antisémitisme, la méthode apologétique la plus simple consiste à déconstruire le concept même d’antisémitisme. Dès lors, il importe de le caractériser clairement, alors même que l’on s’efforce de le vider de son contenu :

— La minimisation des passages explicitement antisémites reste la stratégie des ayants droit et des éditeurs historiques. Cependant, «les Cahiers noirs» mettent en œuvre un antisémitisme obsessionnel, étendu à la technique, au calcul, à la démocratie, aux sciences et à l’ensemble du monde contemporain : il ne saurait se résumer à quelques citations choisies. Par leur place éminente au couronnement des œuvres complètes, «les Cahiers noirs» permettent de relire les 93 volumes qui les précèdent et de mesurer la fonction architectonique de cet antisémitisme, qui en relie les parties les plus éloignées en apparence.

— La banalisation fait d’abord appel à l’air du temps, douteux Zeitgeist que ne partageaient guère les victimes ni les forces antifascistes. L’antisémitisme nazi se trouve vidé de son contenu spécifique, le programme même de l’extermination. Un longue distance sépare en effet le préjugé trivial, le mépris routinier, de la discrimination, puis des voies de fait, des violences, enfin des massacres puis du génocide. Or sans le nazisme, sans le Reich organisé, fanatisé, l’esprit du temps, l’antisémitisme ordinaire aurait continué son train-train.

La banalisation s’appuie aussi sur une problématique tradition antisémite de la philosophie: Di Cesare et tant d’autres mettent en cause Voltaire, Kant, Marx et Frege, d’autres ajoutent Hegel et Marx, comme si ces auteurs avaient appelé à l’extermination totale, ce que fait Heidegger dès 1933 – dans un texte publié en 2001 sans susciter la moindre émotion parmi les sectateurs. Un fois banalisé, l’antisémitisme devient ainsi un préjugé vintage de l’auteur dans les années 1930 et non un caractère de l’œuvre qui se publie à présent.

— Diffusée principalement par Trawny et Di Cesare, une justification philosophique fait des «Cahiers noirs» le lieu d’élaboration d’un antisémitisme transcendant, relevant de l’histoire de l’Être (et non de celle du XXe siècle). Trawny admet ainsi que Heidegger abhorrait la «juiverie mondiale» (Weltjudentum), mais entretenait des relations cordiales avec les juifs empiriques: son antisémitisme ne menacerait donc aucunement les Juifs, mais seulement la Juiverie mondiale que le Maître voulait voir exterminée.

L’antisémitisme « historial » donne certes un lustre spéculatif à l’antisémitisme et prétend l’introduire dans l’ontologie dans ce qu’elle a de plus anhistorique. L’Être, cependant, ne se dit que du général voire de l’universel, tout l’édifice de l’ontologie repose sur la relation de subsomption des étants particuliers sous des êtres généraux. Par exemple, seul l’Homme est un être, les individus particuliers ne sont que des étants; aussi une ethnie, une religion, une nation ou toute autre affiliation ne sont-elles que des accidents et ne définissent pas un être. Mais l’ontologie heideggérienne, dans sa rumination identitaire, détruit le concept même d’humanité: imaginant une guerre, Polemos ou Kampf, entre l’Être et les étants, elle aboutit en effet à la thèse que seul les Allemands ont un être alors que les Juifs en sont privés, si bien que l’extermination ne fait que sanctionner leur néant.

L’historial semble hors d’atteinte de l’histoire, sinon par une généalogie lointaine, celée dans les racines hiératiques de certains mots: cependant il intervient concrètement dans l’extermination qu’il légitime.

— Le découplage entre l’antisémitisme nazi et l’extermination paraît certes une gageure, mais Marcel Conche réussissait cette prouesse par cette pieuse affirmation : «Le national-socialisme lui-même n’a, comme tel, pas grand-chose à voir avec Auschwitz.»[9] Agamben creuse à présent la même veine, en distinguant deux antisémitismes, le meurtrier et le bénin (dont il crédite le Maître):

La polémique sur ces fameux carnets («les Carnets noirs») repose sur une équivoque qu’il est important d’éclaircir: l’usage et la signification du mot « antisémitisme ». Pour des raisons historiques qu’on connaît, ce mot désigne quelque chose qui a à faire avec la persécution et l’extermination de Juifs. Il ne faudrait pas employer le même mot pour des opinions sur les Juifs — erronées ou débiles peut-être ­­— mais qui n’ont rien à voir avec ces phénomènes.

Or, c’est précisément ce qui ne cesse d’arriver. Et cela ne concerne pas seulement Heidegger. Si tout propos critique ou négatif sur le judaïsme, même contenus dans des notes privées, est condamné comme antisémite, cela équivaut à mettre le judaïsme hors langage.» [10]

En remplaçant l’extermination des Juifs (qui précisément constitue l’originalité de l’entreprise nazie et justifia la qualification inouïe de génocide), par «l’extermination de Juifs», Agamben ravale la Shoah à un simple pogrom.

Cela prépare la revendication d’un antisémitisme sans conséquence: s’agissant de Heidegger, comme «l’Ereignis» historial était commodément découplé du génocide historique, l’appel au meurtre n’a rien de commun avec l’assassinat[11]. Enfin, ne pouvoir critiquer le judaïsme, ce serait le mettre «hors langage», donc ne pouvoir en parler; et nous verrons que l’indignation contre les prétentions de l’antiracisme monte maintenant parmi les heideggériens radicaux, comme d’ailleurs dans tous les courants de l’extrême-droite.

— Une banalisation culpabilisante noie enfin la spécificité de l’extermination dans un lot d’atrocités diverses: par exemple, Steinbock énumère posément «les tueries de masse dans les goulags, la persécution des gays et des lesbiennes, l’institution du racisme et de l’esclavage» («RJ», p. 341).

Le thème postcolonial caractéristique de la déconstruction est utilisé non seulement pour ajouter à la confusion, mais pour accuser de racisme les personnalités de la tradition démocratique. Françoise Dastur soutient par exemple :

L’antisémitisme doit par conséquent, en tant qu’idéologie raciste, être situé dans le contexte plus large de l’idéologie coloniale, laquelle a été largement partagée par de nombreux intellectuels et hommes politiques européens dans le passé, tels en France Jules Ferry, Victor Hugo, Ernest Renan, Clémenceau, Jaurès et jusqu’à Léon Blum.» [12]

Remarquablement, tous ces coupables sont classés à gauche et plusieurs ont pris des positions anti-esclavagistes et anticolonialistes courageuses; et surtout voici que Blum, personnalité antifaciste dénoncée par toute l’extrême-droite française, déporté par les nazis à Buchenwald, aurait propagé l’antisémitisme par le biais de sa mystérieuse idéologie coloniale[13]. Là encore les victimes sont compromises, voire complices.

— La défense apologétique de Heidegger permet ainsi de minoriser, relativiser et banaliser l’antisémitisme, enfin de le déréaliser par toutes les ressources aporétiques de la dialectique déconstructive. En effet, les heideggériens entendent mener la discussion sur «les Cahiers noirs» à partir de Heidegger lui-même, prétendant à la suite de Derrida penser «avec et contre lui», alors qu’avec conséquence le Maître exclut toute position antifasciste et antirasciste. Dès lors, la banalisation de l’antisémitisme n’est qu’une étape pour ouvrir le procès de l’antiracisme lui-même et le concept même d’antisémitisme se retourne contre ceux qui l’emploient au nom d’une lutte contre «l’antiracisme».

Le 19.11.05, Finkielkraut déclarait au quotidien «Haaretz»:

L’idée généreuse de guerre contre le racisme se transforme petit à petit monstrueusement en une idéologie mensongère. L’antiracisme sera au XXIe siècle ce qu’a été le communisme au XXe.»

Et il ajoutait, pour préciser sa cible :

Un Arabe qui incendie une école, c’est une révolte; un Blanc c’est du fascisme.»

Dix ans après, les antiracistes n’ont pas encore institué de Goulag, mais Finkielkraut reste une autorité digne de prononcer la conférence inaugurale du colloque «Heidegger et « les Juifs »», et les éditeurs de «La Règle du jeu» ont pris soin d’expurger les actes de toute critique à son égard.

Antisémitisme / antiracisme

Faire de l’antiracisme une idéologie mensongère, voire un monstre politique menaçant notre siècle à l’égal du communisme pour le précédent, c’est évidemment favoriser un racisme décomplexé. Sarkozy n’avait pas manqué alors d’approuver un propos que Finkielkraut redouble aujourd’hui: «l’antiracisme est assoiffé de nouvelle proies, il faut arrêter avec ça.»[14]; ou «l’antiracisme est assoiffé, toujours d’un nouveau gibier»[15]. Il se victimise bien entendu dans cette allégorie chasseresse. Bref, «l’antiracisme est devenu fou» (ibid.).

Mais le danger ne viendrait-il pas du racisme ? La veille du massacre d’Utoya, où il tua 77 jeunes socialistes, la plupart issus de l’émigration, Anders Breivik mit en ligne un manifeste où il approuve chaudement, p. 616, la déclaration de Finkielkraut à «Haaretz» que nous venons de citer[16]. Finkielkraut n’est certes pas responsable de ses lecteurs, mais on ne peut éluder la responsabilité de la pensée : «Avant chaque massacre, rappelait Rithy Panh, il y a une idée.» [17]

La cible de la haine meurtrière reste une pure variable — on se souvient des skins de Reims partis casser de l’arabe et tuant un homosexuel. Elle s’élargit sans cesse et l’extermination a touché aussi les tziganes, après les métis et les handicapés mentaux. C’est pourquoi l’antiracisme ne se divise pas.

L’antisémitisme a certes ses spécificités et son histoire propre, mais il reste une forme du racisme: quand Finkielkraut s’en prend à l’antiracisme, il justifie de fait l’antisémitisme, en triste Gribouille académique. Faire de l’antiracisme une source de la violence, c’est délégitimer ce qui peut encore s’opposer à son déchaînement.

En vidant de son contenu l’antisémitisme dirigé contre les Juifs, on donne enfin carrière à une autre forme d’antisémitisme visant les Arabes. Dans «L’Ornière morale d’Auschwitz», Finkielkraut affirme ainsi que l’Europe, culpabilisée par l’extermination, n’ose pas affronter l’Islam[18].

Une sorte de sainte alliance s’est dessinée en 2010, quand Avigdor Lieberman, alors ministre des Affaires étrangères et allié de Netanyahou, a réuni des leaders de l’extrême-droite européenne[19]. La commune «Déclaration de Jérusalem», publiée le 7.12.10, ne laisse aucun doute sur l’ennemi désigné, l’islam. Parmi les signataires, Heinz-Christian Strache, successeur de Haider à la tête du FPÖ, visita cependant le mémorial de Yad Vashem en arborant en guise de kippa son calot de la Burschenschaft Vandalia[20].

Ce tournant a été concrétisé par Netanyahou dans un discours prononcé en janvier 2012 devant la Knesset (le Parlement israélien) prétendit que le Grand Mufti de Jérusalem avait «imploré Hitler (…) et le persuada plus que quiconque de conduire la “solution finale”.» Il réitéra ce propos révisionniste le 20.10.15, devant le 37e congrès sioniste, imaginant un dialogue où le Mufti aurait inspiré au Führer l’idée de «brûler» les juifs d’Europe; à quoi Isaac Herzog, leader travailliste, répond que cette fraude «minimise la Shoah, le nazisme et… le rôle d’Hitler dans le désastre terrible de notre peuple.»[21]

La paix est menacée. Dans son manifeste, Breivik ne se réfère pas qu’à Finkielkraut et mentionne à 174 reprises la théorie de l’Eurabia, formulée par l’essayiste Bat Yeor, qui décrit l’Europe comme «le nouveau continent de la Dhimmitude» pour appeller à la résistance. Son propos est repris par des auteurs comme Oriana Fallaci, Thilo Sarrazin, Renaud Camus; mais aussi par les théoriciens du Contre-Djihad qui voudraient voir se concrétiser le rêve – également partagé par Daech — d’une guerre civile européenne, dont le massacre d’Utoya se présentait comme le premier acte.

L’autre éradication

L’extermination physique n’est qu’un aspect de l’élimination, on sait cela depuis les premiers bûchers de livres en 1933: il faut encore s’affairer à l’éradication culturelle, en finir non seulement avec les Juifs, mais avec le judaïsme comme tradition et comme contribution à la culture. En décrivant les Juifs comme une «race mentale», Hitler voyait là un argument pour attester la supériorité de l’esprit sur la matière. Redoublant cet antisémitisme «spirituel», Heidegger mobilise l’Être en agitant un obscur messianisme apocalyptique: «Seul un Dieu peut nous sauver», tel est le titre de l’entretien dont il ménagea la publication posthume pour en faire une sorte de testament public.

De quel Dieu s’agit-il ? Yann Moix écrit : «Heidegger est un poète, quand la poésie, est, pour l’homme, l’équivalent de la Parole de Dieu sur le Sinaï: une parole qui crée le monde» («RJ», p. 174). Dans cette nouvelle version de la Genèse, Heidegger prend la place de Iahwé, et Moix, comme on le voit, celle de Moïse; à une réserve près cependant: «Moïse incarne l’idolâtrie en ceci qu’il se laisse saisir grotesquement», par son «idolâtrie face au Verbe» («RJ», p. 192).

Ainsi, la révélation mosaïque étant frappée d’idolâtrie, et Moïse caricaturé, le Décalogue, fondement éthique du judaïsme et des religions du Livre, se trouve-t-il tout uniment anéanti. Le prophète du Seyn remplace le Dieu d’Abraham et de Jacob, et Moix exalte sa prophétie.

Cette version de la Genèse n’est pas seulement kitsch. Elle reformule ou concrétise le vœu fondamental d’en finir avec le Décalogue (et son insupportable «Tu ne tueras point»): Hitler déclarait déjà que le parti nazi mène «une grande bataille pour délivrer l’humanité de la malédiction du mont Sinaï (…) Nous nous battons contre les dix commandements (…) Les tables du Sinaï sont périmées», et de tonner contre «la prétendue morale érigée en idole»[22].

La Guerre de Trente ans n’aura pas lieu

Dans sa recension des actes du colloque «Heidegger et « les Juifs »», Nicolas Weill plaisantait en concluant qu’il y a là «de quoi alimenter une controverse que certains n’hésitent plus, comme Nicolas de Warren de l’Université catholique de Louvain, à qualifier de ’’deuxième guerre de Trente Ans’’?»[23].

Ernst Nolte, historien fondateur de l’école révisionniste allemande, élève et ami de Heidegger, a forgé la notion de «deuxième guerre de Trente ans» pour désigner la période 1914-1945. Il faisait ainsi de la seconde guerre mondiale une conséquence inévitable de la première et du nazisme une (saine) réaction à la révolution bolchevique et au traité de Versailles. Les puissances Alliées et l’URSS seraient ainsi responsables de la formation du Reich – donc de ses crimes; si bien que le Goulag devient une préfiguration (Vorbild) du Lager. C’est cette conception d’une guerre continue que Heidegger expose dès 1934 dans un discours aux élèves de son ancien lycée, les futurs combattants: «La grande guerre doit encore être gagnée spirituellement par nous, autrement dit, le combat doit devenir la loi la plus intime de notre Être-là» (in De Warren, «RJ», p. 241).

La première guerre de Trente ans a laissé le souvenir d’une période de dévastations aussi terribles qu’incompréhensibles. Celle qu’évoque Nicolas Weill ne serait qu’une querelle sans fin autour d’une sempiternelle «affaire Heidegger». Elle n’aura heureusement pas lieu, car le Maître a tranché: en couronnant son œuvre par «les Cahiers noirs», il réfute par avance les dénégations qui, pour le protéger, travestissent et trahissent ses thèses insoutenables.

La plupart des polémiques sont déjà devenues sans objet, car l’état de la question a irrémédiablement changé. Peu importe sous quelle rubrique bibliographique on classe les œuvres de Heidegger; on accuse certes Emmanuel Faye de vouloir le chasser du Paradis terrestre des bibliothèques de philosophie, et Bernard-Henri Lévy, qui rêve d’y entrer, se fait l’écho de cette angoisse somme toute frivole[24], car l’enjeu dépasse à présent l’espace confiné de l’heideggérisme et touche, avec le racisme et l’antisémitisme, l’ensemble de notre présent culturel et politique.

François Rastier
Directeur de recherche au CNRS,
auteur notamment de
« Naufrage d’un prophète — Heidegger aujourd’hui »

http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20151117.OBS9683/heidegger-et-les-juifs-un-drole-de-colloque.html

[1] Ces noms sont problématiques : Philon a été revendiqué par des auteurs chrétiens, gnostiques et néo-platoniciens ; Spinoza entretint des rapports si conflictuels avec le judaïsme qu’il a été banni de la communauté anversoise, notamment parce que sa philosophie est aussi athée qu’on pouvait l’être à l’époque ; quant à Freud, son projet est scientifique et thérapeutique (plus que philosophique), et aucun rapport consistant avec le judaïsme n’apparaît ses œuvres – ce qui n’empêcha pas les nazis de les condamner comme juives ni Heidegger de le stigmatiser comme «le Juif Freud» (GA 96, p. 218).

[2] 1916, n°21, pp. 139-162.

[3] Nachgelassene Manuskripte und Texte, vol. IX, Hambourg, Felix Meiner, 2008, p. 42.

[4] Question d’un tour bien parisien, depuis les Lettres persanes.

[5] La conférence, d’abord mise en ligne sur le site de la Règle du Jeu, en a été retirée, alors que les autres restent consultables. Prudence académique oblige, Finkielkraut réserve à l’oral les formules les plus scabreuses qui lui valent le suffrage des animateurs. S’il les nappe à l’écrit d’un beau style académique, les directeurs de publication ont renchéri sur ce double langage en justifiant par là leur censure, au nom de la morale bien entendu.

D’autres auteurs font l’objet d’une flatteuse confiance. Fédier a de langue date coqueté avec le négationnisme, approuvant notamment Beaufret dans son soutien à Faurisson. Yann Moix a préfacé en 2007 le recueil d’un compagnon de Dieudonné intitulé Le Monde contre soi : anthologie des propos contre les juifs, le judaïsme et le sionisme (Alain Soral fut condamné en justice pour l’avoir réédité).

En 2010, il a participé avec le même Faurisson, Dieudonné et le gratin négationniste à une pétition demandant l’abrogation de la loi Gayssot qui pénalise le racisme et l’antisémitisme. Il argue certes que sa bonne foi aura été surprise, bien que sur son blog de la Règle du jeu la mémoire-cache de Google ait gardé indiscrètement le souvenir d’une phrase supprimée qui attestait du contraire. N’importe, cela ne trouble en rien les effusions lamartiniennes comme «L’Être est plus matinal que l’étant, dans le matinal» (RJ, p. 189).

[6] « ein einziges Kz » (« Gesammelte Ausgabe » — désormais GA —, t. 97, p. 100). Réduire l’extermination à l’institution des camps frappe certes l’imagination mais bloque la compréhension du nazisme : Arendt a pu ainsi appliquer la notion confuse de totalitarisme, pour l’appliquer au Lager allemand comme au Goulag stalinien — voire aux prisons maccarthystes, tout en exemptant l’Italie fasciste.

[7] Dans la première phrase supprimée, Zarka fait vraisemblablement allusion au ch. 12 de mon ouvrage Ulysse à Auschwitz (Paris, Cerf, 2005), où je détaille certains à-peu-près d’Agamben.

[8] Ils furent le principal modèle technique des premières chaînes de montage, notamment aux usines Ford de Detroit, et dans l’entre-deux-guerres ils épouvantaient encore les belles âmes comme Jean Guéhenno.

[9] Heidegger par gros temps, Les Cahiers de l’égaré, 2004, p. 84.

[10] L’Obs, n°2654, 17.09.15, p. 95; mes italiques.

[11] Voir aussi Sloterdijk: «Tant pis si pour les personnes concernées [sans doute un anglicisme, F.R.] si, dans l’offre actuelle du marché, il n’existe rien de plus attirant qu’un national-socialisme pour faire avancer l’Avent. Mais quand l’Histoire a-t-elle fait des délicatesses lorsqu’il s’agissait de recruter ses agents?

Il devrait être ainsi devenu clair qu’il n’existe aucun lien interne associant de manière nécessaire la théorie heideggérienne de l’historicité de l’être avec sa prise de position en faveur du mouvement national-socialiste» (RJ, p. 716-716). La disculpation de Heidegger s’accompagne alors d’une mise en accusation de George Bush (p. 721), parfaitement dilatoire ici.

[12] Dastur, F. (2015) Y-a-t-il une “essence” de l’antisémitisme ?, in Trawny, Peter et Andrew J. Mitchell, éd. Heidegger, die Juden, noch einmal, Frankfurt am Main, Klostermann, pp. 75-96.

[13] Blum a certes déclaré : «Nous admettons qu’il peut y avoir non seulement un droit, mais un devoir de ce qu’on appelle les races supérieures, revendiquant quelquefois pour elles un privilège quelque peu indu, d’attirer à elles les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation» (Léon Blum, Débat sur le budget des Colonies à la Chambre des députés, 9 juillet 1925, J.O., Débats parlementaires, Assemblée, Session Ordinaire (30 juin-12 juillet 1925), p. 848.)

Mais dans la même intervention, il venait de prendre position sans ambiguïté : «Nous considérons que dans l’état actuel de la société, le colonialisme est la forme la plus redoutable, la plus pernicieuse de ce qu’on appelle d’un mot par trop courant et qui cependant a un sens, l’impérialisme, c’est à dire l’instinct ancien, probablement naturel, qui pousse toute nation à étendre le plus loin possible son imperium, sa domination, sa puissance. (mouvements divers) Nous sommes les adversaires du colonialisme en tant qu’il est la forme moderne de cet impérialisme» (J.O., ibid, p. 847).

[14] France Inter, 2 octobre 2015, podcast en ligne.

[15] http://www.challenges.fr/politique/20151002.CHA0052/la-pathetique-defense-de-nadine-morano-par-alain-finkielkraut.html

[16] «French philosopher Alain Finkielkraut has warned that « the lofty idea of ‘the war on racism’ is gradually turning into a hideously false ideology. And this anti-racism will be for the 21st century what Communism was for the 20th century. »»

[17] Le Monde, 7.04.14.

[18] La seule exactitude, Paris, Stock, 2015, pp. 237-239.

[19] Après Geert Wilders, dirigeant du Parti populiste néerlandais qui veut faire interdire l’islam, il a reçu une délégation comprenant entre autres un député autrichien négationniste, le président allemand d’un mouvement anti-islam proche du NPD, des élus du Vlaams Belang.

[20] Les Burschenschaften sont des associations d’étudiants pangermanistes et antisémites. Elles défilaient en tête des cortèges universitaires nazis, comme on le voit sur une mémorable photo du recteur Heidegger en toge et mortier. Parmi d’autres, la Burschenschaft Vandalia demanda naguère le Prix Nobel de la Paix à titre posthume pour Rudolf Hess.

[21] Le Monde, 21.10.15. L’éditorialiste Noah Klieger, lui-même survivant de l’Holocauste, sur le site du quotidien Yedioth Aharonoth questionne : «Comment le premier ministre peut-il prétendre que Haj Amin Al-Husseini est celui qui a suggéré à Hitler de brûler les juifs alors qu’au moment de leur rencontre près d’un million d’entre eux avaient déjà été massacrés et anéantis en Allemagne et en Europe ?» (http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/10/22/benyamin-netanyahou-epingle-pour-mensonge-flagrant-en-israel_4794973_3218.html#iPz6i26iGseRASBB.99).

[22] In Rauschning, Hermann, 1940, Gespräche mit Hitler, Zürich-New York, Europa Verlag, p. 56-57. La seule originalité de Moix aura été de caricaturer Moïse, pour en faire l’initiateur grotesque de l’idôlatrie. Il précise malgré tout que l’acheminement vers la parole (Unterwegs zur Sprache) peut rencontrer des difficultés, «un peu comme dans Le salaire de la peur (avec Charles Vanel et Yves Montand)» (p. 176). On en convient aisément à le lire.

[23] Le Monde, 02.10.15.

[24] Cf. RJ, p. 778.

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