Encensé, le nouveau roman de Boualem Sansal reflète le combat d’un homme courageux et généreux. L’écrivain algérien se bat sans cesse contre la montée de l’islamisme, qui se propage dans le monde entier.
« Chaque époque a ses peurs. » La nôtre ne manque pas de s’effrayer tous les jours devant le JT. L’islamisme a pris une telle ampleur qu’il frappe partout, avec le même aveuglement, le même fanatisme. Un homme tire pourtant la sonnette d’alarme depuis longtemps, Boualem Sansal. Il reste d’une grande modestie, alors que lui et ses proches ont payé le prix de ce cri. Licencié du Ministère de l’Industrie, il est menacé, mais continue à résister. D’abord en habitant encore sa terre natale, l’Algérie, et puis en se servant de sa plume d’essayiste ou de romancier. « 2084 – La fin du monde », se construit comme une fable à la Orwell, qui avait imaginé son grand livre d’anticipation, « 1984 », en 1948. L’idée : montrer un univers totalitaire, capable de broyer la liberté de penser. Sansal imagine ainsi un pays, l’Abistan abyssale, où règnent la guerre et la religion de Yölah. Il ne faut qu’un pas pour y voir Allah et les dérives réalisées en son nom. « Comment convaincre les croyants qu’ils doivent cesser d’importuner la vie ? » Telle est la question que se pose Ati, son héros. Il s’ouvre brusquement au questionnement et à l’envie inaccessible de liberté. « Nous avons inventé un monde si absurde qu’il nous faut nous-mêmes l’être chaque jour un peu plus. » Comment Boualem Sansal perçoit-il ce monde devenu fou ?
L’Arche : Dans l’introduction du Quarto, qui vous est consacré, l’éditeur Jean-Marie Laclavetine dit « qu’en vous, se côtoient la colère et la fraternité ». Comment faire cohabiter les deux ?
Boualem Sansal : Cela peut sembler une étrange alchimie. Ce n’est pas évident d’être dans la colère permanente, mais elle me construit. Je suis plutôt un révolté prônant la fraternité. On est l’Autre, quel qu’il soit, et ça, on ne peut pas y échapper.
Pourquoi George Orwell et son roman « 1984 » ont-ils constitué une source d’inspiration pour ce roman-ci ?
Parce que j’ai tiré beaucoup d’enseignement de son livre. Sa grille de lecture décrit un univers areligieux, mais elle reste valable dans une affaire entre les hommes et Dieu. Vivant en Algérie, j’ai vu un système totalitaire se bâtir, puis s’étendre au Printemps arabe ou à l’Europe. Orwell ne résonne qu’à travers ce continent des années 30 car il ne connaît pas le monde musulman ou l’Afrique. Tout ce qu’a décrit cet auteur anglais, dans « 1984 », s’est réalisé. Cinquante ans plus tard, sa théorie me permet d’être mieux armé pour observer et imaginer un système planétaire.
Un système que vous décrivez à travers une fable. Dans l’avertissement du livre, vous dites au lecteur de « dormir tranquille car tout cela n’a aucune raison d’exister dans le futur. » Votre roman semble pourtant dépourvu d’espoir.
Je ne suis pas d’accord, c’est même aux antipodes de cela. Bien que je raconte quelque chose de désespéré, c’est un roman d’espoir. Non pas une fable, ni un conte, mais une réalité que j’ai vue et dont je témoigne de façon extrapolée. Peu à peu, j’ai senti l’islam s’installer dans l’Histoire pour la transformer et l’effacer. Il s’est mis à raconter des mensonges, à créer une langue sacrée, à diffuser des slogans orwelliens et à imposer la guerre. À partir de cette histoire, il me semble essentiel de retracer l’Histoire car, ce qui se passe là, se déroulera partout. Ce roman analyse ma vérité et mes pensées. Je suis hélas persuadé que les conditions sont réunies pour que ce système totalitaire, qu’est l’islamisme, s’étende à travers le monde.
Au sujet de la religion, vous dites « qu’elle fait peut-être aimer Dieu, mais rien n’est plus fort qu’elle pour faire détester l’homme et haïr l’humanité. » Quelles sont ses dérives et ses dangers ?
Il arrive qu’une religion soit imposée, au départ, et qu’on finisse par y croire. Mais quand on doit accepter ce postulat, ça devient insupportable. Une religion, qui nous force à rejeter toute vérité que nous avions avant, est criminelle. Son étape suivante ? Détruire le doute, empêcher la remise en cause et arracher les cœurs, pour ne plus entrevoir autre chose. Une fois qu’on capture une société, on détruit sa possibilité de changer. L’islamisme fait détester l’humanité et l’Homme car au-delà de lui imposer une croyance, il annihile toute possibilité de lui échapper. Or loin de s’arrêter à l’individu, l’islamisme a l’ambition universelle de supprimer l’humanité. C’est terrifiant d’être totalitaire à ce point.
Vous parlez de l’Homme, au sens humain, or pourquoi n’y a-t-il presque pas de femmes dans ce roman ?
Peut-être faut-il y voir l’envie du système totalitaire de détruire le côté féminin, parce qu’il est porteur de vie. Il nie que c’est la vie qui engendre la vie, en disant que c’est Dieu qui la donne. La femme incarne le chemin des possibles, celui de la liberté. L’islam l’a compris. Dans le Coran, la femme est placée en situation inférieure, voire inexistante. Comme si elle était expédiée en quelques versets, comme si elle ne servait à rien puisque c’est Dieu qui crée la vie. Aussi est-elle renvoyée à son statut de femelle.
Dans les dernières pages du livre, vous abordez le thème des frontières. À quoi correspond-il ?
L’homme biologique est pris dans les frontières de sa peau et de son corps. Sans frontières, le monde n’existerait pas. Quand mon héros, Ati, prend conscience de ce mot, il se demande de quel côté se situe la vérité.
Question actu, que pensez-vous du sort des migrants et du dilemme auquel l’Europe fait face ?
Ce problème se pose dans mon propre pays, où il y a des migrants partout. D’où viennent-ils ? Combien sont-ils ? On l’ignore, mais ils ont été abandonnés par l’État dans les rues d’Alger. Des familles entières portent un carton disant « Je suis Syrien ou Irakien », mais cette info n’est pas diffusée officiellement. Notre pays n’a ni État, ni Président, peut-être est-il mort. Qui gouverne ? En Europe, autre chose m’interpelle : pourquoi les nomme-t-on « migrants », pas réfugiés ? Les sinistrés impliquent d’ouvrir les frontières, de les identifier, de les aider et de les mettre en relation avec les instances internationales. Le mot « migrants » me chiffonne… En France, ils tombent sous le coup de la loi, on peut donc les « parquer » ou les renvoyer. Votre gouvernement ne paraît guère inquiet car il n’y en a pas trop ici. Ça me semble ténébreux… En Allemagne, on a besoin d’eux car le pays se trouve en situation critique quant à son développement. L’idée ? Les récupérer pour booster son économie. Je reviens de Leipzig, où j’ai pu observer cette aubaine. Cela me renvoie toutefois à l’Algérie ou la Syrie. On ne peut pas dépouiller un pays de son peuple ! Dans le mien, beaucoup de gens sont partis à cause de la guerre. Les migrants, installés à l’étranger ne reviennent pas. Quand ce sont les jeunes, les médecins ou les informaticiens qui partent, on détruit les possibilités de se redresser. Mieux vaut une réponse politique.
Et pas guerrière, y compris à Daech ?
Au contraire, ce serait faire leur jeu. Daech a besoin de la violence et de la guerre pour exister, sinon elle tombe en quelques semaines. Si on continue à l’alimenter, elle finira par gagner car elle ne craint pas de faire la guerre longtemps. Que règlent les États-Unis en bombardant un pays pour tuer quelques islamistes ? Il faut agir politiquement, financièrement et économiquement.
Concernant Israël – où vous avez entrepris un voyage courageux pour voir les uns et les autres – que pensez-vous du regain de violence et de « la guerre des couteaux » ?
Je suis horriblement choqué par cette évolution. Tuer au couteau ne peut qu’être inspiré par les gens de Daech car ça provoque un effet terrible. Cela me rappelle la guerre en Algérie. Au début, on se battait de manière noble, mais une fois la rébellion vaincue, on a assisté au meurtre au couteau et à l’égorgement de militaires français ou de civils. Il s’agit là d’une démarche religieuse, évoquant le geste d’Abraham. Un peu comme une « nouvelle alliance » avec Dieu, porteuse de pouvoir. Ne sous-estimons pas la symbolique. Les Palestiniens ne sont plus dans la guerre, ils basculent vers autre chose. Je vois déjà des gens enlevés ou décapités sur internet. Attention, Daech ouvre un pont sur Israël !
Le sous-titre de votre roman parle de « la fin du monde ». Est-ce vraiment la fin du monde ou d’un monde ?
J’avoue avoir beaucoup hésité entre les deux. À travers ce livre, je veux être un lanceur d’alerte. On pâtit tous de la guerre des islamistes, tant elle frappe partout et nous menace de façon planétaire. Or on réagit mal. Les armes sont jugées efficaces, alors qu’on se trouve aussi face à une guerre des idées et de l’argent. Du coup, on entretient la folie qui pourrait nous mener à la fin du monde. La guerre civile en Algérie a fait 200 000 morts. J’étais persuadé, qu’après cela, on serait guéri de l’islamisme. Qu’on avait compris la leçon, parce que tout le monde avait été touché dans sa famille, mais pensez-vous ! Quelques mois plus tard, l’islamisation de la société reprenait de plus belle. Alors voilà la fin d’un monde. Je dis et je répète que ce qui se produit en Syrie et en Irak est terrible, mais ça ne sert qu’à faire diversion. On est dans une guerre, déclarée au monde entier : l’islam radical. Tant la peur, que le politiquement correct interdit d’en parler. Et puis, on ne touche pas à l’Arabie Saoudite ou le Qatar, qui parviennent à amadouer l’Europe ou d’autres par des contrats. Il y a une lame de fond bien menée. Qui s’occupe de l’islamisme rampant, convertissant des milliers de gens ? On m’accuse d’être pessimiste ou islamophobe, voire de jouer sur les peurs de l’extrême droite, mais où nous mènera le silence ?
Vous estimez aussi que « le plus dangereux ce sont ceux qui ne rêvent pas, ils ont l’âme glacée. » Parvenez-vous encore à rêver ?
Je ne suis pas devin, mais où se trouvent les forces du changement ? Un système n’évolue pas seul, il a besoin d’une force extérieure, mais on n’en a plus. Le monde est censé être gouverné par les grandes puissances, or elles ne s’intéressent plus qu’à leurs propres intérêts et se montrent incapables de maintenir l’ordre. La seule force organisée actuellement, est la force musulmane. Elle reflète une volonté de puissance, de domination, d’action, de réflexion et de patience à long terme. Déterminée, elle y met toute la force, l’argent et les vies qu’il faut. Il n’y a rien en face, si ce n’est une société capitaliste, alors elle gagne là où elle agit. Je croyais l’Algérie et les autres pays arabes indestructibles, il n’en est rien ! Il suffit aussi de quelques attentats pour que l’Europe panique. Plus que les armes, les islamistes possèdent les idées et l’idéologie. Nous, on n’a rien, on n’est pas mobilisé même au nom de la démocratie. C’est pourquoi je crois qu’on doit donner d’autres rêves aux enfants, tant dans la société que dans les écoles.
Quel est votre « rêve de liberté » ?
Ce serait d’assister à un châtiment assez important, pour que les gens puissent se réveiller. Cela vous semble triste, mais j’ai l’impression que personne ne peut ou ne veut agir. Le philosophe Michel Onfray pense qu’il faut le faire localement et individuellement, afin de créer une dynamique. D’autres confrères, comme Alain Badiou, soutiennent qu’on a plutôt besoin d’une idéologie aussi puissante que l’islamisme, pour mettre rapidement toute la société en marche. Actuellement, on n’a ni l’un ni l’autre, parce qu’on a abdiqué à titre individuel et collectif. Je crains que l’islamisme l’emporte !
Propos recueillis par Kerenn Elkaïm et Salomon Malka
Boualem Sansal, 2084 – La fin du monde, éditions Gallimard.
Boualem Sansal, Romans 1999-2011, éditions Quarto/Gallimard.
Exergues :
« Les migrants, installés à l’étranger ne reviennent pas. Quand se sont les jeunes, les médecins ou les informaticiens qui partent, on détruit les possibilités de se redresser. Mieux vaut une réponse politique. »
« Je suis horriblement choqué par cette évolution. Tuer au couteau ne peut qu’être inspiré par les gens de Daech car ça provoque un effet terrible. »
« On m’accuse d’être pessimiste ou islamophobe, voire de jouer sur les peurs de l’extrême droite, mais où nous mènera le silence ? »
Pas de généralité non plus. Un grand nombre de musulmans combattent l’intégrisme mais un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’un arbre qui pousse…
Et je précise que je suis chrétien et non pas musulman.
Un arbre qui tombe : une minute
Un arbre qui pousse : 3 ans