A six millions de personnes,
et parmi elles beaucoup d’enfants…
PATRICK BRAOUDE ET LAURENT NAOURI :
LEUR CRI DU CŒUR POUR UN CHANT SURGI DES TENEBRES
Le 15 décembre prochain se déroulera la « première » parisienne du Chant des Rouleaux (1), un oratorio scénique composé d’après le témoignage de Zalman Gradowski (2) – Juif polonais déporté à Auschwitz-Birkenau, affecté aux Sonderkommandos – et des poèmes de déportés.
Ces mots « revenus du néant », alliés à la partition qui les prolonge – œuvre de Pierre Cholley (3), seront interprétés par les Chœurs Elisabeth Brasseur, l’Ensemble orchestral d’Enghien et deux artistes inattendus dans ce registre, Patrick Braoudé et Laurent Naouri.
L’un, est un réalisateur de comédies cultes (Génial, mes parents divorcent !, Neuf mois, Iznogoud), scénariste, comédien pour le cinéma, la télévision ou le théâtre ; l’autre, baryton-basse acclamé au Metropolitan Opera de New York, a connu une ascension régulière sur la scène lyrique dans un répertoire qui va du baroque à Offenbach – avec des détours par le jazz.
Pourquoi se sont-ils lancés dans cette aventure ?
Qu’implique à leurs yeux la judéité ? Quel est leur lien à Israël ?
Pour le savoir, Tribune Juive Info a rencontré ces deux artistes – deux hommes de cœur.
Vous avez tous les deux accepté de rejoindre l’aventure du Chant des Rouleaux sans la moindre hésitation : pourquoi ?
Laurent Naouri : Tout a commencé il y a environ dix ans, quand j’ai reçu une partition que j’ai classée dans la pile des « choses à faire ». Quelques temps plus tard, je l’ai jouée au piano et j’ai été infiniment touché par une mélodie « éternelle », A Zumer Lid… De là est née mon amitié avec Pierre. Lorsqu’il y a eu une opportunité d’interpréter Le Chant des Rouleaux à Paris4, je n’ai pas hésité !
Patrick Braoudé : C’est Michel Kharat, un ami ingénieur du son avec lequel j’ai fait la plupart de mes films, qui m’a « mené » au Chant des Rouleaux – ce dont je le remercie.
Je connaissais ces bouts de papier enroulés, retrouvés à Auschwitz. J’ai parcouru le livret et… il y a des aventures qui s’imposent. Le travail de mémoire est essentiel dans ma vie : si je peux apporter un peu de mon savoir-faire à cette chorale, je n’ai pas le « droit » de refuser.
La Shoah a-t-elle frappé directement vos familles ?
PB : Je suis né neuf ans après la guerre, dans un environnement où régnait une sorte de dépression latente ; je n’ai connu ni ma grand-mère maternelle ni mon grand-père paternel… Des dizaines et des dizaines de personnes de ma famille, ont disparu à Auschwitz.
LN : Mon grand-père a été raflé en 1942, laissant ma mère, âgée de cinq ans, et son jeune frère d’un an. Il est mort à Auschwitz… Cela a toujours été très présent.
La transmission de la mémoire, constitue-t-elle un devoir pour tout artiste juif ?
PB : Certains – dont je fais partie, vivent avec cette nécessité-là. D’autres en revanche, ont besoin de passer à autre chose pour que la vie reprenne le dessus : c’est compréhensible. La comédie étant un excellent moyen thérapeutique, j’ai peut-être trouvé un juste milieu…
LN : Tout le monde a le devoir de transmettre, avec ce qu’il a, ce qu’il fait…
LE CHANT DES ROULEAUX
EST UNE COMPOSITION ABOUTIE ARTISTIQUEMENT, QUI A DU SENS
Comment définir Le Chant des Rouleaux ?
LN : C’est une lecture ponctuée de musique. Comme le dit Pierre Cholley, mettre en musique un récit aussi brut et brutal [le « journal » de Zalman Gradowski, ndlr], aurait relevé de l’obscénité… Il a donc choisi d’alterner le geste narratif et le geste poétique, entendu comme poésie et musique.
Le propos est dense, tragique, parfois à la limite du supportable – mais la façon de l’évoquer, est subtile. Le Chant des Rouleaux est une composition aboutie artistiquement, qui a du sens.
Par quoi allez-vous vous laisser guider dans vos interprétations respectives ?
PB : Ce témoignage prend aux tripes. Je n’ai pas voulu le décortiquer : je vais faire entièrement confiance à une « vérité » et à ma sincérité. J’ai envie de transmettre l’émotion, violente, qui m’a saisi en le découvrant.
LN : Dans les poèmes chantés, les mots sont simples et les impressions, parfois désarmantes. Un monde câlin et net : écrit dans un tel contexte, ce mélange de sensualité et de recherche de sens, intrigue… Pour moi cela a constitué une « porte d’entrée ».
UN MONDE DISPARU –
MAIS L’ÂME YIDDISH A SURVECU,
COMME LE PEUPLE JUIF
Le postlude, A Zumer Lid – Un chant d’été, ouvre une autre dimension…
LN : Tout-à-fait. Cette mélodie a quelque chose d’intemporel et d’évident… Schumann disait : « Composer ce n’est rien d’autre que se souvenir d’une mélodie dont personne ne s’est rappelé, avant » ; quand je l’ai découverte, j’ai joué les premières mesures de façon hypnotique…
Même si le monde yiddish a en grande partie disparu, son âme n’a pas été engloutie – comme en témoigne ce chant. Et le peuple juif, perdure.
Comment expliquer que ce Chant des Rouleaux n’ait pas rencontré davantage d’écho au sein des institutions communautaires ?
PB : Dès que l’on évoque la Shoah il y a des réticences, par peur que le résultat ne soit pas à la hauteur voire desserve le propos… Regardez Le Fils de Saul de Lázsló Nemes – une œuvre majeure : il n’a pas pu être financé en France alors qu’il avait été écrit en français, avec une coscénariste française [Clara Royer ndlr] !
Heureusement, parfois, il existe des « moments favorables »… Il faut savoir persévérer.
J’ai moi-même écrit le scénario d’une comédie autour de la génération des Juifs d’après-guerre, Les Déglingués : j’entends bien la réaliser !
ISRAËL, UN PROJET FOU ET MAGNIFIQUE
Que signifie la judéité pour vous ?
PB : Ma famille a suivi un schéma presque classique – un arrière-grand-père rabbin ; un grand-père bolchévique ; un père athée. (Rires)
Un jour, en regardant les portraits de mes grands-parents assassinés, j’ai eu le sentiment qu’Hitler avait totalement gagné puisque je ne savais plus ce qu’était le judaïsme… Alors j’ai décidé de revivre comme Juif, pour eux.
Mais je comprends tout-à-fait mes parents qui, après la guerre, avec leurs familles décimées, s’étaient éloignés de la religion…
LN : Au-delà de toutes les histoires sur le sujet, je crois que l’on peut difficilement s’empêcher d’être juif, quand on l’est ! (Rires)
Cela passe par tant de façons différentes de voir le monde… L’homme est un « quoi ? ».
[En termes de guematria, אדם = Adam a une valeur numérique de 45 – מה, qui se traduit en hébreu par quoi ? ndlr].
Et que représente Israël ?
LN : Israël… On ne peut s’empêcher d’être inquiet. C’est un projet fou et magnifique ! C’est tellement dingue d’arriver à faire ce qu’ils font dans ces circonstances… Après, tel ou tel aspect peut ne pas être satisfaisant mais, au moins, dans ce pays-là, la critique est possible !
PB : Israël est le pays des Juifs. Je relie vraiment le terme Juif à une communauté : pour moi les Juifs sont les descendants de ceux qui vivaient en Judée. Nous y avons nos racines et notre histoire.
L’ALYAH, PRESQUE TOUS LES JUIFS Y PENSENT !
Avez-vous déjà songé à faire votre alyah ?
PB : Oui. Presque tous les Juifs y pensent ! Avec un degré plus ou moins élevé d’inquiétude ou « d’immédiateté » à la réaliser. Et je suis obligé, en tant que père, de dire à mes enfants d’envisager peut-être une vie ailleurs. C’est l’histoire du peuple juif… Mes grands-parents ont fui la Pologne et l’Ukraine à cause de l’antisémitisme, mes parents ont vécu la Shoah et nous traversons une période trouble ; nous devons nous montrer prévoyants.
On sait que les optimistes ont fini à Auschwitz et les pessimistes, aux Etats-Unis…
LN : Moi, je ne l’envisage pas. Même si cela m’attriste au quotidien de voir des barrières et des policiers devant les synagogues, les commerces et les écoles… Cela dit, j’évacue peut-être trop facilement une certaine responsabilité collective.
Quant à Israël, il y a des soldats partout malheureusement, pour d’autres raisons…
Comme je séjourne parfois longuement à New York, je me dis que c’est sans doute le seul endroit où il est cool d’être Juif ! (Rires)
LES ARTISTES DOIVENT CONTINUER
A APPORTER DES MOMENTS
DE BEAUTE ET DE BONHEUR AU MONDE
Après les attaques sanglantes du 13 novembre à Paris, le monde artistique doit-il jouer un rôle particulier ?
PB : Bien sûr. Nous devons continuer à apporter des moments de beauté et de bonheur au monde. Le problème, c’est qu’en ce moment on a du mal à écrire des choses drôles… Et pourtant, the show must go on ! Je pense à Roland Giraud par exemple, qui a perdu sa fille, assassinée, et qui était le soir même au théâtre pour continuer de jouer la pièce…
On doit le faire nous aussi.
LN : J’essaie d’agir concrètement, à ma mesure. Grâce au concert caritatif du 13 décembre [en faveur de La Chaîne de L’Espoir ndlr], on va récolter de l’argent pour des personnes que cela rendra peut-être moins malheureuses. C’est très peu et beaucoup à la fois.
Chaque action visant à améliorer une situation, représente un caillou supplémentaire…
Création musicale tour à tour mélodieuse ou « fracassée », envol poétique ou texte sidérant d’effroi, Le Chant des Rouleaux rend un vibrant hommage à ces êtres qui trouvèrent la force de témoigner de leur capacité à lutter jusqu’au bout, pour la vie et l’humanité. La leur, et celle des générations futures. De génération en génération, en dépit de tout.
Artistes généreux et investis, Laurent Naouri, Patrick Braoudé et leurs partenaires nous convient à aller dire, tous ensemble : Lehaïm !
Interviews recueillies par Lydie Turkfeld
Remerciements : Eliane Dupont-Zacot, chargée de l’organisation des concerts, et Guy Grinbaud, membre des Chœurs Elisabeth Brasseur depuis 35 ans.
1 – Le Chant des Rouleaux, oratorio de Pierre Cholley, interprété par Laurent Naouri (baryton), Patrick Braoudé (récitant), Delphine Lambert (mezzo), les Chœurs Elisabeth Brasseur et l’Ensemble orchestral d’Enghien sous la direction d’Antoine Sebillotte. Enregistrement des concerts : Michel Kharat.
Le mardi 15 décembre à 20h30, à l’église Saint-Etienne-du Mont, Paris 5ème.
Le jeudi 17 décembre à 20h30, au Centre des arts d’Enghien.
Réservations, renseignements : chœurs.elisabethbrasseur@gmail.com
2 – Transféré avec sa famille à Auschwitz-Birkenau en décembre 1942 (tous les siens ayant été gazés dès leur arrivée), Zalman Gradowski a griffonné son témoignage en yiddish sur des bouts de papier qui ont été déterrés en mars 1945 : ils étaient enroulés dans une gamelle en aluminium fermée, enfouie sous les cendres du crématoire n°3. Ses textes font partie d’un recueil intitulé Des voix dans la nuit, préfacé par Elie Wiesel (première traduction française, PLON, 1982).
Zalman Gradowski a été assassiné le 7 octobre 1944 lors de la révolte des Sonderkommandos, dont il était l’un des chefs.
3 – Voir POINTS DE REPERES.
4 – Le Chant des Rouleaux a déjà été présenté à Poitiers, Metz et Nancy, ainsi qu’à Berlin et Celle en Allemagne, dans une production différente.
Encadré 1
ACTUALITE
Patrick Braoudé figurera au générique de deux longs-métrages, début et courant 2016 : la comédie Joséphine est enceinte, réalisée par Marilou Berry, et le film à sketchs Heureux en France (titre provisoire) d’Yvan Attal, ce dernier étant actuellement en montage.
Il s’occupe par ailleurs du casting du film qu’il réalisera entre le printemps et l’été – « une comédie avec beaucoup d’émotion, qui parle de la société ».
Photographe depuis toujours, il a commencé à exposer récemment et est l’invité d’honneur de l’exposition 8 photographes – Coup de cœur, à la galerie Courcelles Art Contemporain depuis le 24 novembre.
Laurent Naouri a participé à l’album Bridges chez Alpha Classics – Outhere Music, sous la direction du pianiste de jazz Guillaume de Chassy (musiques de Hans Eisler et Serge Prokofiev).
Le 13 décembre, il organisera, avec Natalie Dessay, un grand concert caritatif pour La Chaîne de l’Espoir au Théâtre des Champs-Elysées – un « tour du monde » de la chanson et des répertoires.
Outre les récitals avec son épouse, il se produira, en février 2016, dans Le Voyage d’hiver de Schubert à l’Opéra de Massy et, en mars, dans Monstres, sorcières et magiciennes avec l’ensemble musical baroque Le Concert d’Astrée (Aix-en-Provence, Berlin, Lille)…
Encadré 2
POINTS DE REPERES
Bio express : le compositeur Pierre Cholley.
Après de solides études musicales durant lesquelles il a obtenu plusieurs prix et diplômes, Pierre Cholley s’est imposé comme un compositeur indépendant et éclectique.
Il crée de la musique de chambre et symphonique, des pièces de musique vocale et instrumentale, légères (Un Cœur par la Poste et Les Contes du Chat Perché d’après Marcel Aymé) ou sombres (De Profundis, composé de 1992 à 1994) ; Le Chant des Rouleaux (de 1994 à 1999).
Sa musique, généreuse et imagée, « chante et donne à chanter ».
Professeur de piano-jazz au Conservatoire de Musique de Meaux, il est également conseiller musical auprès de l’Opéra de Paris et du Théâtre du Châtelet pour les enregistrements télévisés de leurs spectacles (chaînes ARTE, MEZZO et BBC).
Les Chœurs Elisabeth Brasseur.
Fondés en 1920, la formation rassemble 80 choristes, sous la direction d’Antoine Sebillotte depuis 2002.
Le répertoire des Chœurs va des grandes œuvres chorales classiques aux compositions contemporaines. Lors de ses 8 à 10 concerts annuels, la formation se produit avec des musiciens professionnels.
Encadré 3
Extraits du Chant des Rouleaux
Poème BERGES (baryton, chœur et orchestre)
Des miroitements sautillants
Légers comme des charmes fragiles,
Monde câlin et net.
Sèche tes larmes,
Ouvre tes mains, laisse venir le vent.
Des plumes aquatiques dansent.
Un parfum très long.
Est-ce encore le tien ?
Yves Darriet (Buchenwald)
Poème SAISONS A BUCHENWALD (chœur et orchestre)
Nul oiseau ne chante dans la forêt morte
Le brouillard file, le froid en nous ruisselle,
La nuit est aveugle, le jour est gris.
Où donc un enfant ? Où donc une femme ?
Dans les hêtres funèbres, les sarcasmes du vent…
Franz Hackel (résistant allemand déporté à Dachau puis à Buchenwald)
Prévoyez vous d autres tournées »du chant des rouleaux » lieux,dates….
J ai eu l immense privilège de l interpréter à Poitiers et serai heureuse de pouvoir à nouveau l entendre. En existe t il une trace audio (cd,…)?
Vous remerciant de vos réponses par avance S.D