SUIS-JE LE GARDIEN DE MON FRÈRE ?
Penser la fraternité
Extraits de l’intervention du Rabbin Delphine Horvilleur le 16 novembre 2015 à Lyon au cours du débat « Suis-je le gardien de mon frère ? » organisé par la Villa Gillet
« Suis-je le gardien de mon frère »… Depuis le mois de janvier dernier, il me semble que tout, absolument tout ce que je fais, ce que j’écris, pense ou travaille, me ramène immanquablement à cette question et à ce récit fondateur-là sur lequel, je vais revenir dans un instant.
Avant de vous en proposer une lecture, qui n’en est qu’une lecture possible parmi d’autres, j’aimerais dire deux choses en préambule à mon propos :
La première, c’est que bien entendu, toute discussion sur la fraternité, le meurtre et la violence prend une dimension particulière aujourd’hui. Parce qu’en cette heure de deuil, nous savons qu’une fraternité véritable ne peut être une simple solidarité de l’émotion, mais qu’il nous faudra redéfinir ce que nous entendons vraiment par cette devise qui orne les frontons de nos édifices… Depuis vendredi, ou plus exactement depuis qu’est tombée cette ignoble revendication des attentats par l’État islamique, je ne peux m’empêcher de remarquer combien ils sont eux, à l’aise, avec ce vocable, au point d’en faire le leitmotiv de leur ignoble « prose ». Dans chacune de leurs déclarations, comme en réalité au cœur de tous les discours fanatiques, le mot qui revient en boucle est celui là : nos frères ont agi, nos frères ont levé l’épée, voilà comment nos frères ont vengé etc., comme si leur définition de la fraternité, cœur de leur projet assassin, pouvait être ainsi résumé : mon frère est celui qui est prêt à tuer pour moi et à se faire tuer pour moi. Dans cette définition, mon frère ne l’est que dans la mort qu’il donne ou qu’il se donne.
C’est d’autant plus intéressant, parce que dans le texte de la Genèse, le frère dont il est question, le frère de Caïn l’assassin, ce n’est pas celui qui tue mais c’est celui que j’ai violenté. C’est celui dont la mort soudain doit m’interpeller et non pas celle que je revendique (s’il nous faut en cet instant nous mettre dans la peau de Caïn)
Vous me direz peut-être qu’à l’heure où certains ont fanatisé cette fraternité pour en faire le cœur de leur croisade macabre, mieux vaudrait se garder de chercher quoi que ce soit dans nos textes religieux. À quoi bon s’imaginer qu’on va y trouver une quelconque sagesse ? Comment éviter d’en faire nous aussi des supports idéologiques mortifères ?
Accepter une bonne fois pour toutes que nos textes n’ont pas parlé une bonne fois pour toute
Et bien justement, et c’est là le deuxième point de mon préambule ; je crois qu’il est essentiel de revisiter nos textes, pour accepter une bonne fois pour toute, qu’ils n’ont pas fini de parler, accepter une bonne fois pour toutes qu’ils n’ont pas parlé une bonne fois pour toute. Voilà qui implique d’abord de reconnaître qu’on peut leur faire dire tout et son contraire.
Je suis extrêmement troublée (et pour tout vous dire très agacée) par tous ceux qui disent que les lectures fanatiques des textes religieux n’auraient rien à voir avec telle ou telle religion, qu’ils seraient juste des pensées-parasites néfastes qui s’en revendiquent, des lecteurs infidèles au sens véritable d’une tradition. Je crois qu’il faut avoir le courage de reconnaître que nos textes, tous nos textes, abritent des lectures meurtrières, des violences littérales, des interprétations criminelles. Ils abritent aussi d’autres pistes de lecture, d’autres germes de vie. La question, dès lors, n’est pas de savoir si un livre est criminel ou pas, mais plutôt de savoir si on choisit de le lire pour la mort ou pour la vie. Et c’est là que se pose la question de la responsabilité du lecteur et de l’interprète ainsi formulée : Vais-je lire pour la vie ou pas ? Comment puis-je me faire le gardien de mon livre, de telle sorte qu’il n’assassine pas mon frère ?
Cette introduction me semble nécessaire avant même de commencer à lire pour vous l’histoire de Caïn et Abel, parce que la lecture que je vous propose là n’est rien qu’une lecture possible. Elle n’est pas et heureusement la seule chose que peut dire le texte, mais une possibilité de dire qui peut aujourd’hui nous guider dans une réflexion éthique, politique et religieuse de responsabilité.
Permettez moi donc un petit retour vers le chapitre 4 de la Genèse, sous la forme d’un petit flash back biblique. Monsieur Adam et Madame Ève, a peine expulsés du jardin d’Éden, vont fonder une famille. Quelle bonne idée ! Et leur famille ressemble a priori à celle de beaucoup d’entre nous, c’est à dire à une entité très dysfonctionnelle.
La Bible dit que Ève conçut et enfanta. Adam était sans doute parti faire des courses, il semble absent du texte et de la conception. Quand l’enfant paraît, miracle, sa mère dit : j’ai acquis un homme avec Dieu et elle l’appelle « acquis » (Caïn). Adam est absent, et Ève parle de son fils comme si le père était en fait le divin. En gros, elle l’appelle demi-Dieu, ou Superman. Et puis, dit la Torah, elle continue d’enfanter, et l’enfant suivant est nommé Abel, c’est à dire « Buée », « souffle », ou pour traduire son nom autrement, celui-la s’appelle « éphémère » c’est-à-dire « rien du tout ». Je vous présente donc la première famille biblique. Papa est parti, Maman s’occupe à la maison de demi-Dieu et de clopinette. Un beau jour, demi-Dieu assassinera clopinette. Pourquoi cela nous étonnerait-il ? Est-ce vraiment bien grave ?
Bien entendu, cette façon de raconter l’histoire de Caïn et Abel, inspirée de la polysémie hébraïque, pose immédiatement pour le lecteur la question de la détermination, la question du poids de nos héritages et des projets parentaux. Quelle part de libre-arbitre a donc Caïn dans ce qui lui arrive ?
Et c’est exactement ainsi que se prolonge le récit. Un jour, Caïn veut faire une offrande à l’Éternel et son frère en fait de même mais l’offrande de Caïn n’est pas agréée et, nous dit le texte, son visage en est abattu. Quelle injustice ! Alors Dieu lui parle et lui dit : « Pourquoi ton visage est-il abattu ? Tu peux te relever de ton passé, et si tu ne le fais pas, à l’ouverture une faute est cachée mais toi tu la contrôleras ».
Langage un peu ésotérique… Toujours est il que Caïn ne l’entend pas, et plutôt que de se relever, il descend son frère. La première fratrie de l’histoire biblique invente le fratricide. C’est ainsi que débute, selon le texte, toute l’histoire de notre famille, celle dont nous héritons.
Et c’est alors, seulement alors, que vont résonner ces mots : « Où est ton frère Abel ? » demande Dieu (a priori, si Dieu est Dieu, il le sait. Une telle question rhétorique est porteuse d’une autre interrogation : où es-tu toi maintenant que tu as ainsi agi ?). Réponse de Caïn, sous la forme d’une question, sans doute tout aussi rhétorique : « Suis-je le gardien de mon frère ? ».
La réponse de l’assassin, pour les commentateurs juifs traditionnels, est la définition même de l’hypocrisie. Pour l’expliquer, ils utilisent une allégorie et nous disent: imaginez un cambrioleur qui pénètrerait dans une maison et en déroberait les trésors. Lorsque le lendemain le gardien de la maison l’arrête, il répond : « Mais je n’ai fait que mon travail. Moi mon boulot c’est de voler. Mais toi, le gardien de la maison, tu aurais dû m’en empêcher et tu n’as pas su le faire. C’est toi qui n’a pas assuré ta fonction, et porte la pleine responsabilité de mon acte».
Caïn nie sa responsabilité parce qu’il a été victime d’une injustice
J’arrête là un instant cet exercice d’interprétation traditionnel, parce que je n’ai pas besoin d’en dire plus pour vous faire sentir à quel point, il nous invite à penser la situation que nous vivons, à quel point il fait écho à des discours que nous avons si souvent entendu depuis quelques mois, après Charlie, après l’Hyper-Casher, et que, je le crains, nous ne tarderons pas à entendre résonner.
Caïn est l’homme qui nie ou à qui on nie sa responsabilité, parce qu’il a été victime d’une injustice, parce qu’il a été le fils de ses parents, parce qu’il a été « possédé » par d’autres, parce qu’il a eu « bobo »… Alors quand il agit, sa réponse consiste à dire : je n’ai pas cette responsabilité autant qu’elle vous revient à vous : papa et maman, Dieu, le système ou même ma victime. Pour faire d’elle un coupable. Pour lui faire porter la culpabilité d’avoir fait de lui un coupable. On ne pardonne soudain pas à la victime pour ce qu’on lui a fait…
Cette posture victimaire qu’incarne Caïn dès la Genèse du texte est celle qu’il nous faut tenter de contrer aujourd’hui. Certainement pas en niant les douleurs, les héritages, et la menace déterministe de nos histoires. Mais en étant capable de réhabiliter la parole que Caïn a entendu, mais mal, parole à laquelle il n’a pas su réagir : « Pourquoi ton visage est-il affaissé ? Tu peux te relever de ce passé, et sinon, à l’ouverture est tapie la faute mais toi tu peux la contrôler ».
Il est mort mais son sang hurle et appelle encore
Il est possible de regagner du contrôle. Le contrôle, en hébreu, a toujours quelque chose à voir avec la possibilité de se raconter autrement son histoire. C’est ce dont il est question aujourd’hui. Comment allons nous lutter contre la posture victimaire qui a rendu les uns malades et qui menace tout un chacun aujourd’hui, si ce n’est en opérant des relectures de nos existences ? Comment faire, malgré nos douleurs, le choix de la vie ?
Un tout dernier mot : à la fin de cet épisode du chapitre 4, Dieu dit à Caïn : « La voix des sangs de ton frère crie vers moi des profondeurs de la terre ».
Abel est mort mais son sang continue de hurler et appelle encore. Ce cri, selon nos commentateurs, c’est le cri de toutes les générations qui auraient du naître de celui qui fut tué, et qu’on a assassiné avec lui.
Je crois que chacun de nous entende aujourd’hui ces cris. Nous les entendons en regardant les visages de cette jeunesse assassinée, et en percevant depuis les profondeurs de nos âmes l’immensité du deuil qu’il nous faudra faire, le deuil de tout ce qu’ils auraient dû apporter à notre monde.
http://tenoua.org/paris-attentat-cain/
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