120 ans après, l’affaire Dreyfus livre encore ses secrets. Si le célèbre « J’accuse » d’Emile Zola a été décisif dans la réhabilitation du capitaine, l’histoire ne parle jamais du rôle fondamental de Lucie Dreyfus. Un oubli que répare la journaliste Elisabeth Weissman, avec un portrait très documenté sur cette épouse indéfectible, dans son livre « Lucie Dreyfus. La femme du capitaine ».
Marie Claire : Pourquoi avez-vous décidé de vous intéresser à Lucie Dreyfus ?
Elisabeth Weissman : Parce que la biographie fait se croiser un destin singulier, individuel, et un combat universel pour la justice. Quand son mari est accusé à tort, Lucie Dreyfus, jeune maman, a 25 ans, et au fur et à mesure des évènements qui bouleversent sa vie, l’affaire va la construire. C’est une jeune fille de la grande bourgeoisie, à qui ses parents – joailliers et intellectuels –, ont donné l’éducation habituelle d’une fille à cette époque : elle n’a pas fait d’études mais a été préparée à être une épouse exemplaire. Au fil du temps, on va la voir se blinder contre tout ce qu’elle subit. Elle qui était une privilégiée est complètement bannie de la société. Il faut voir la rage, la haine antisémite, qui se déverse sur sa famille et, dès le début, elle résiste. Du Paty, le principal accusateur de Dreyfus, la harcèle. L’officier vient fouiller son appartement, il accuse son mari de tous les torts et, elle, ne le croit pas, reste droite digne, et le sera tout au long de l’affaire.
Était-elle féministe ?
Non, Lucie était même plutôt conservatrice : les hommes du côté de la chose publique, les femmes du côté de la chose privée, de l’intime. Ainsi, elle est exclue des lieux où on rédige des lettres de soutien qu’elle va pourtant signer. Mais elle pense, et elle pense juste. Et souvent, elle voudrait en découdre, aller plus loin plus que ne le font les hommes. Parfois, ce sont les hommes de son entourage, comme Mathieu Dreyfus, le frère d’Alfred, qui la freinent, par crainte de nuire à la famille.
C’est moderne : elle réclame le doit à l’intimité avec Alfred, emprisonné…
Oui, par exemple, quand elle va voir son mari d’abord interné au bagne de l’île de Ré, et qu’on les empêche de se toucher, de s’embrasser, elle proteste auprès du ministre ou du directeur de la prison. Elle intervient aussi auprès du ministre des Colonies parce que sa correspondance avec Alfred est interceptée, recopiée, et quelques fois censurée. Toutes ses demandes lui sont refusées, et c’est là que va entrer en scène Marguerite Durand, qui inaugure d’une certaine manière le journalisme féminin. Avec « La Fronde », son journal, elle fait passer une pétition en faveur de Lucie Dreyfus, pour soutenir son combat pour aller rejoindre son mari à l’île du Diable.
C’est la naissance du journalisme féminin ?
Ah oui, avec des journalistes féministes qui vont suivre le deuxième procès de Dreyfus à Rennes, en 1899. Comme Séverine, une élève de l’écrivain Jules Vallès, Jeanne Brémontier et Marguerite Durand, évidemment. Elles militent à la fois pour les droits des femmes et revendiquent de faire du journalisme comme les hommes. Certains, pour leur rendre hommage, appelleront d’ailleurs « La Fronde » « « Le Temps » en jupons » – « Le Temps » étant l’ancêtre du journal Le Monde.
Donc Lucie Dreyfus n’est pas féministe mais elle est soutenue par les féministes de l’époque
Oui. L’affaire Dreyfus pousse celles qui luttaient pour les droits des femmes à construire une sorte de « féminisme de contrebande ». Ainsi, en faisant paraître leurs noms sur une pétition en faveur de Lucie Dreyfus, des femmes ont le sentiment d’apparaître dans l’espace public, de conquérir des droits. A noter : Marguerite Durand va interrompre la récolte de signatures pour Lucie, parce qu’elle ne la trouve pas très reconnaissante…
Et pourquoi ?
Parce que… Marguerite Durand est une ancienne actrice divorcée, elle a des amants, et ça ne plaît pas à Lucie, qui est une femme d’officier très conformiste, et respectueuse de l’ordre qui est imposé aux femmes. Elle a entraîné les féministes dans son combat, mais… à son corps défendant !
Sans Lucie, il n’y aurait pas eu de réhabilitation du capitaine Dreyfus ?
C’est ma thèse : elle a eu un rôle primordial pour le maintenir en vie. Elle l’a mis « en perfusion relationnelle », par la correspondance qu’elle lui envoie jour après jour. Dès le début, elle lui fait signer un « pacte » : il doit promettre que jamais il n’attentera à sa vie. Sans Lucie à ses côtés, je pense qu’il serait passé à l’acte. Lucie elle-même tire sa force de sa famille, qui fait bloc derrière elle, et réciproquement, elle porte tout le monde.
Est-ce qu’ils s’aimaient, Lucie et Alfred ?
Oui, c’était un vrai mariage d’amour, et aussi un mariage de raison parce qu’il convenait aux deux familles. Lucie a le comportement d’une femme amoureuse. Ainsi, elle est prête à sacrifier ses enfants, à les laisser à la garde de ses parents pour aller retrouver Alfred, qui lui répond : » Non, tu seras plus utile à Paris, à mener l’enquête avec Mathieu pour me rendre justice, plutôt que de venir partager mon supplice à l’île du Diable. » A cette époque-là, elle paraît plus amante que mère, mais je pense qu’elle veut aussi absolument soulager la peine d’Alfred.
Lucie est-elle un modèle pour une femme d’aujourd’hui ?
Modèle, peut-être pas, ce serait se poser en donneuse de leçon, mais en tout cas, elle (comme Alfred) est représentative des Français juifs de l’époque : Ils sont d’abord républicains. Ce sont des patriotes, qui ont le sens de l’honneur, et qui partagent cet amour inébranlable pour la France. Leur judaïsme concerne leur vie privée. Il y a une résonance avec les questions qui se posent en France aujourd’hui, comme qu’est-ce que la morale républicaine ? Qu’est-ce que ça veut dire être français tout en pratiquant une religion ?
* « Lucie Dreyfus. La femme du capitaine » d’Elisabeth Weissman, éd. Textuel.
http://www.marieclaire.fr/,lucie-dreyfus-heroine-malgre-elle,784537.asp
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