Pierre Bouretz : Maïmonide, premier philosophe des Lumières

Au terme d’une enquête de plusieurs centaines de pages, intitulée Les Lumières du Moyen Age. Maïmonide philosophe, Pierre Bouretz fait revivre la pensée de Maïmonide. Il dévoile les multiples détours qu’elle emprunte pour aboutir à une véritable défense de la philosophie, qui n’aurait rien eu à envier à celle des Lumières du XVIIIe siècle.

Non, le Moyen Age n’est pas une époque obscure de la pensée dont il n’y aurait rien à dire. Maïmonide et quelques autres, tels Al-Farabi ou Averroès, en sont les témoins à travers leurs écrits. Ils ont su défendre avec force l’idée que dans le conflit entre la Raison et la Loi juive ou la Loi musulmane de leur temps, la première ne devait pas être sacrifiée. Une plaidoirie qui, plus que jamais, vaut la peine d’être entendue.  lumieres_moyen_age_maimonide_2
Vous décrivez le Moyen Age comme une période oubliée, voire méprisée, de l’histoire de la pensée, et ce, par les penseurs eux-mêmes! Sur quoi se fonde cette dépréciation?
Elle se manifeste déjà dans l’appellation même de cette époque. En philosophie, le Moyen Age n’est communément qu’un intermédiaire entre le monde gréco-romain de l’Antiquité et la modernité. Regardez les monumentales Leçons sur l’histoire de la philosophie données par Hegel au début du XIXe siècle: le philosophe allemand ne consacre que quelques cours à une période qui s’étend sur mille ans! Il considère, au fond, que du Moyen Age il n’y a rien à penser. La norme divine s’impose alors à l’homme, la philosophie est servante de la théologie. Au nom de la Raison, il faut donc rompre avec ce passé obscur. En se positionnant de la sorte, Hegel ignore tout l’héritage arabe et juif médiéval. Quelle erreur! Ces penseurs lointains et leurs traductions des textes grecs en syriaque puis en arabe ont permis à l’Occident de redécouvrir les oeuvres majeures des philosophes antiques, principalement Platon et Aristote. Ils ont aussi produit une pensée originale, qui n’est pas une simple reprise d’Aristote et qui est restée trop longtemps endormie.
Quelle place occupe Maïmonide (1138-1204), né en Espagne (à Cordoue, siège d’un califat, de 929 à 1236) et mort à Fostat, en Egypte, dans cette histoire mise entre parenthèses?
Pendant des siècles, sa renommée reste circonscrite à la communauté juive. On le loue comme un rabbin très célèbre, à qui son autorité et sa science – il est également médecin – ont valu les surnoms de “second Moïse” ou de “Grand Aigle”. Au XVIIe siècle, Spinoza le connaît par coeur. Il l’utilise, le paraphrase, se retourne contre lui, mais n’en fait pas un philosophe. Il l’attaque, et s’en nourrit pour mieux s’en débarrasser. Un siècle plus tard, Moses Mendelssohn, philosophe juif allemand des Lumières, le considère encore seulement comme un commentateur avisé de la Loi mosaïque (la Torah). En fait, le réveil philosophique de Maïmonide s’effectue en deux étapes, incarnées par deux noms. Il y a d’abord Salomon Munk, un savant formé à la tradition de la grande philologie allemande. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, il va rassembler plusieurs manuscrits épars et en offrir la première traduction complète. Ce travail contribue de manière décisive à la connaissance de ce grand penseur en dehors du cercle communautaire. Puis, au XXe siècle, vient Leo Strauss. Son livre publié à Berlin en 1935, La Philosophie et la Loi, mène une véritable révolution dans l’approche de la pensée médiévale, dont il décrypte l’originalité.
En quoi consiste cette révolution initiée par Leo Strauss, figure de la pensée politique contemporaine, né en Allemagne, et devenu américain après avoir fui le nazisme?
Je tiens d’abord à préciser qu’elle ne se limite pas à Maïmonide. Leo Strauss inclut dans sa réflexion deux philosophes arabes, Al-Farabi (872-950) et Averroès (1126-1198). Tous trois appartiennent au même moment de pensée, que Strauss reprend pour dire: il a existé des Lumières en dehors du XVIIIe siècle, des rationalistes avant les modernes. Qu’est-ce qui rassemble ces trois auteurs? Qu’est-ce qui fait leur originalité? Strauss démontre qu’ils se confrontent en fait au même problème: celui du conflit entre la Loi et la Raison, entre la philosophie conçue selon le modèle des Grecs et une loi d’origine transcendante, qu’elle soit juive ou musulmane. Ils l’identifient comme le problème fondamental de leur époque. Celui-ci n’apparaît pas dans l’Antiquité grécoromaine, puisque la Loi n’existe pas encore. Il n’apparaît plus dans la modernité, puisque la Loi est dépassée. Cette approche les rend, selon Strauss, plus intéressants que la philosophie chrétienne qui leur est contemporaine.
Mais Leo Strauss présente ces Lumières médiévales comme élitistes et ésotériques. N’est-ce pas contradictoire avec l’idée même de Lumières, en tout cas telles que les définit Kant, la sortie de l’état de minorité dont l’homme est lui-même responsable?
Il faut faire la part du contexte historique et ne pas commettre d’anachronisme. A l’époque dont nous parlons, la liberté d’expression n’est pas un sujet, elle représente plutôt un danger. Les institutions religieuses et politiques surveillent, répriment. Maïmonide, Al-Farabi et Averroès se perçoivent comme des persécutés. La vie des deux derniers se passera d’ailleurs en partie en exil. Un danger permanent vient de l’extérieur. Il implique un art d’écrire où l’on dissimule, on cache le sens profond. Maïmonide présente son Guide des perplexes, écrit en arabe, sous la forme d’une lettre adressée à un interlocuteur réel pour se protéger. Ce sont ces éléments qui rendent la lecture ardue et donnent à leurs oeuvres un aspect parfois obscur, voire incompréhensible au commun des mortels, d’où l’idée que seule une élite… Ce serait pourtant une erreur d’en rester là. Tous, en bons lecteurs de Platon, savent qu’il faut redescendre dans la caver ne, parler à l’ensemble des hommes. A mes yeux, ils ont donc aussi le projet de s’adresser au vulgaire sans arrogance en partant des opinions communes et en les dépassant. Ils projettent une sorte d’éducation philosophique dénuée de toute volonté d’autoritarisme. Ils critiquent aussi l’autorité intellectuelle, d’une manière, pour le coup, extrêmement moderne, en critiquant ceux qui ne pensent pas par eux-mêmes. L’objectif de Maïmonide, c’est de rapprocher la Torah de l’intelligible, de montrer que l’une et l’autre ne sont ni contradictoires ni incompatibles. Il n’y a pas de plus belle définition des Lumières du Moyen Age.
Votre livre accorde une large place au Guide des perplexes, le livre le plus célèbre de Maïmonide. Qui sont ces “perplexes” auxquels l’ouvrage est destiné?
Les perplexes ne sont pas des membres de l’entourage de Maïmonide ou des personnes réelles – d’une certaine manière, ils n’existent pas. Dans l’esprit du philosophe, ils forment cependant une catégorie bien définie: elle rassemble tous ceux qui sont précisément saisis de trouble par ce conflit entre la Loi et la Raison. Maïmonide décrit un type d’homme fin connaisseur de la Loi, qui a lu un peu de philosophie. C’est ce mélange détonnant qui le rend perplexe. En proie aux questions, le “perplexe” ne sait plus où donner de la tête. S’il poursuit dans cette voie, il risque d’abandonner soit la Loi, soit la philosophie. Le Guide a pour vocation de l’aider. C’est aussi un livre qui suppose un art de la lecture. Sa complexité peut arrêter un certain nombre de lecteurs. Ainsi, les sujets les plus controversés sont dispersés dans les différents chapitres, à la manière d’un puzzle. Le reconstituer réclame intelligence et attention.
Vous parlez d’un art de la lecture. Maïmonide appelle-t-il à une herméneutique, une technique d’interprétation des textes?
Il en est même l’inventeur. Il incite ceux qui le lisent à combiner les chapitres, à naviguer de la partie au tout, et du tout à la partie. Un discours contradictoire vient émailler son texte de manière volontaire. Il souhaite ainsi égarer ceux qui ne savent pas comprendre. Pour les plus perspicaces, des indications sont données par Maïmonide lui-même pour conduire au sens profond du Guide des perplexes. De ce point de vue, l’auteur cherche à dégager une élite. Mais ses Lumières sont à la fois populaires et savantes, ce que Leo Strauss n’a pas vraiment vu et sur quoi j’insiste. Maïmonide se fixe lui-même l’objectif de “redresser, expliquer, donner une préparation à ceux dont les connaissances sont limitées”. Ses écrits s’accommodent à différents types de lecteurs, différents niveaux de lecture. Chacun peut trouver matière au sein du Guide, seuls quelques-uns en saisiront toute la portée. Il faut retenir que c’est d’abord une défense de la philosophie dans un âge de croyance.
Vous avez évoqué sa dissimulation dans l’art d’écrire. Pourtant, Maïmonide s’en prend directement, dans son livre, au kalam, une sorte de théologie dialectique de l’islam, distincte de la philosophie, qu’elle combat. Comment expliquer cette attaque d’un philosophe et rabbin juif vivant en terre d’islam?
J’avoue être impressionné par son courage intellectuel et politique. La manière dont il procède est incroyablement dangereuse. Il décrit, à mots découverts, les auteurs du kalam comme des crétins et des falsificateurs. Il dénonce leur incapacité de démontrer la création du monde et, plus grave encore à ses yeux, celle de trouver les preuves adéquates de l’existence de Dieu. Seule la grande difficulté techni que de lecture de ces passages offre une légère protection à Maïmonide. Mais le fond du propos ne laisse guère de place au doute. Il perçoit le kalam comme une destruction de la philosophie et le Guide comme une destruction de cette destruction.
Que propose, finalement, Maïmonide à ces “perplexes”?
D’abord, il les met sur le chemin de la compréhension: ceux qui auront saisi le sens du livre ne seront plus perplexes, ils auront résolu à leur profit le conflit entre la Raison et la Loi en comprenant que l’une et l’autre sont compatibles. Le Guide est aussi une oeuvre qui délivre les connaissances permettant d’accéder à la perfection. A ce point, il leur donne le choix entre deux modèles de vie, sans déclarer de préférence pour l’un ou l’autre. Le premier ressemble au sien: celui d’un homme apte à diriger la société de son temps – Maïmonide fut un responsable éminent de sa communauté -, à maîtriser la vie active, dans une attitude quasi prophétique. Le second se tient en retrait. Il se livre à la contemplation. Homme parfait, il ressemble à un Dieu, mène une vie quasi divine. Le plus souvent, il opte pour une existence passée dans la solitude et l’isolement. Vous remarquerez que cette distinction entre ces deux modes de vie traverse toute l’histoire de la philosophie, vie contemplative ou vie active, théorétique ou politique, aristotélicienne ou platonicienne. Cela apporte un témoignage supplémentaire de la profondeur et de l’importance de sa pensée.
PIERRE BOURETZ EN 5 DATES
1958 Naissance à Lille dans une famille de médecins. Fin des années 1970 Rencontre du philosophe Heinz Wismann, qui l’initie à l’histoire de la pensée allemande. 2003 Parution de Témoins du futur. Philosophie et messianisme (Gallimard). Il y évoque de grands philosophes juifs de culture allemande, qui introduisent une dimension messianique dans la pensée. 2006 Parution de Qu’appelle-t-on philosopher? (Gallimard). Il revient dans ce livre sur le Journal de pensée, de Hannah Arendt, une référence majeure pour lui. 2015 Parution des Lumières du Moyen Age, où il fait ressortir l’originalité de Maïmonide, rabbin et penseur du XIIe siècle.

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