Hannah Arendt fit scandale lorsque dans Eichmann à Jérusalem elle fit remarquer la passivité, « l’humble soumission », des Juifs dans les ghettos face à la volonté génocidaire nazie. Ainsi, on a « attesté de la coopération entre les dirigeants nazis et les autorités juives », pire, « les Juifs avaient dégénéré au point d’aller à la mort comme des moutons à l’abattoir ». On sait cependant que des actes de résistance désespérés furent menés. Toutefois, parmi les marges de l’Ukraine, l’écrivain hébreu Aharon Appelfeld met en relief les actions héroïques au dénouement heureux d’une poignée de Partisans, lors des derniers mois de la Seconde Guerre mondiale.
Le jeune Edmund, dix-sept ans, enserre son récit parmi les plaines, « dans le pays de l’eau », puis sur une cime montagneuse des Carpates où l’on se réfugie dans des bunkers et sous des tentes. Se cacher, se nourrir, se soigner, progresser, attaquer soudain : tel est le quotidien de ces « Partisans », d’abord échappés du ghetto. Selon Kamil, le commandant, la mission est claire : « nous devons faire dérailler les trains qui conduisent les Juifs vers les camps […] chaque Juif arraché aux griffes de ces prédateurs sera une fête ». Ils parviendront en effet à « sauver une poignée de gens précieuse ». Ponctué d’escarmouches, de combats parfois meurtriers, harcelés qu’ils sont par les Allemands et des Ukrainiens qui collaborent avec ces derniers, le récit emprunte sans pathos ni grandiloquence, une discrète tonalité épique.
Parmi ces partisans, les uns sont comme Karl, « un vrai croyant communiste » bardé d’illusions, les autres sont membres des Jeunesses sionistes. Les questions éthiques pullulent. Est-il juste de voler sa nourriture aux paysans ? Faut-il dire la vérité sur les camps à un enfant ? « Nous voulons nous transformer et changer le monde qui nous entoure », plaident-ils au milieu d’une Europe prise en tenaille par les Allemands et les Soviétiques qui apparaissent comme des forces salvatrices. Il est alors évident que la « cime » où les partisans soignent les rescapés prélevés aux trains de la mort est une cime morale, qui « a élargi [leur] conscience », où règnent l’amour et la bonté, où l’on peut « produire du Bien et de la beauté » ; ce malgré le médecin enlevé qui rechigne à la tâche, malgré cet officier nazi agonisant qui a obéi à la banalité du mal, malgré les morts sous les obus allemands…
Outre celui de leurs familles, ces ex-lycéens ou étudiants souffrent d’un réel manque : « Livres, livres, où êtes-vous ? Avez-vous seulement existé ? » Aussi la découverte de nombreux volumes, Bibles, mais aussi Crime et châtiment de Dostoïevski, qu’il faut lire « comme on lit un texte sacré », les poèmes de Rilke ou Heine, dans une maison dévastée, est-elle fêtée. Martin Buber est soudain le « guide des égarés de notre génération », car le peuple du Livre sait que « vivre privé de livres équivaut à une mutilation ». Une réelle élévation intellectuelle et spirituelle se fait jour, au point que Stefan Zweig paraisse maintenant « candide » à l’un des partisans.
Le récit est tendu, maîtrisé, haletant, semé de péripéties guerrières et d’aventure, en un documentaire historique vivant. Serein cependant, car la certitude d’une cause juste soutient ces jeunes héros. Cependant, l’intérêt serait moindre si ne s’y incrustait le substrat biblique. La foi en effet soutient nos personnages, mais pas un instant comme un délire fanatique : « Nous allons conserver un visage humain, et nous ne laisserons pas le Mal nous défigurer ». En toute logique, l’on n’a pas « de grief contre Dieu qui ne fait pas régner la justice en ce monde, mais contre les hommes qui ne méritent pas le qualificatif d’hommes ». Une mission sacrée s’impose alors : « Nous avons été témoins de la révélation du Mal, et Dieu nous a choisi pour prendre la tête du combat contre lui ». Religieux, athées ou agnostiques lecteurs, nous savons aujourd’hui encore le poids de vérité d’une telle profession de foi.
Edmund pense à ses parents disparus, rêve encore d’Anastasia, son amour perdu qui n’était pas Juive, tout en parcourant les étapes de l’initiation qui fait de lui un combattant aguerri. Entre souvenirs familiaux et mémoire juive, entre combats et lecture, entre chronique et dimension mythique, Les partisans agit comme un philtre de force et de charité.
Né comme le poète Paul Celan à Czernowitz, en Bucovine, en 1932, celui qui vécut comme le Hongrois Kertész une partie de son enfance dans les camps nazis, puis réussit à s’en échapper à dix ans, est aujourd’hui citoyen israélien. Aharon Appelfeld écrit donc en hébreu, laissant derrière lui une douzaine de livres chez nous traduits, dont son Histoire d’une vie . Autobiographie, conscience juive, témoignage de l’Histoire nourrissent ses récits et romans. Faut-il penser que Les partisans, mémoire combattante et de chaleur amicale et spirituelle, est l’un de ses plus beaux livres ? Probablement s’agit-il d’une parabole biblique venue de L’Exode, une exode dont si peu de Juifs revinrent, dont la « cime » est peut-être une métaphore du mont Sinaï où Moïse reçut les Tables de la Loi. Voilà qui témoigne d’un peuple élu, non pas seulement par un Dieu qui n’est peut-être que fiction, mais par ses qualités humaines.
Par Thierry Guinhut.
Aharon Appelfeld, Les Partisans, L’Olivier, 2015, 320 pages
http://www.contrepoints.org/2015/07/29/216019-les-partisans-de-aharon-appelfeld
Poster un Commentaire