"Au nom de l'art 1933-1945" par Limore Yagil

Réseaux d’artistes et solidarité

Par son bouillonnement culturel, sa diversité cosmopolite, son effervescence à nulle autre pareille, Paris, la capitale française a canalisé depuis le début du XX° siècle les aspirations d’innombrables artistes étrangers, dont des Juifs, venus s’installer. Grâce à un enseignement de qualité, les académies de peinture ou de musique, notamment, attirent des Russes, Polonais, Hongrois, Tchèques ou Allemands, futurs fleurons de l’Ecole de Paris, éminents interprètes de l’Opéra, du ballet, et du Conservatoire.  Des photographes, des cinéastes, des sculpteurs, des décorateurs y viennent, dès lors, pour mieux connaître les avant-gardes culturelles, et avec l’espoir de pouvoir intégrer ce milieu cosmopolite dans un climat réputé libéral et pour sa tolérance à l’égard des étrangers et en particulier des artistes. Socialement, professionnellement et culturellement, les artistes juifs sont majoritairement des exilés contraints  de fuir leur pays d’origine : la Russie, la Pologne, l’Ukraine eu début du XXème siècle, puis l’Allemagne nazie en 1933, puis l’Autriche en 1938. Les années de l’entre-deux guerres témoignent de l’émancipation des compositeurs et de leurs œuvres. C’est une époque particulièrement riche des rencontres et des échanges de musiciens à travers l’Europe mais aussi dans le reste du monde. Une ouverture artistique et une curiosité culturelle qui font se croiser musiciens, écrivains, peintres, acteurs et qui donnent lieu à des projets ouverts à différentes disciplines : la composition pour le cinéma débute, pour Alexandre Tansman, à travers sa collaboration avec Julien Duvivier pour le film Poil de Carotte,  Igor Stravinsky travaille longuement avec Diaghilev et les ballets russes (décors de Pablo Picasso pour Pulcinella), la fructueuse collaboration de Kurt Weill et de Bertolt Brecht à l’origine du « théâtre musical»… Les hommes se rencontrent et s’entraident, s’introduisant les uns auprès des autres et permettant aux œuvres de circuler et d’être jouées largement.
fayard artistes
Au-delà des accords et des désaccords variables, d’ordre esthétique et des différences de générations, le monde artistique était essentiellement cosmopolite, indifférent aux passeports, hostile aux contrôles, et savait manifester une formidable solidarité à l’égard des artistes étrangers, y compris les Juifs.  C’est la permanence de ces liens d’amitiés formés bien en amont, qui permettront de sauver des vies humaines entre 1940 et 1945. Une grande majorité des artistes ne fait pas partie des groupes antifascistes ou communistes et n’est pas impliquée politiquement face à l’émergence des régimes totalitaires. Ce qui importe pour l’artiste, c’est de pouvoir continuer de créer. « L’artiste », comme l’écrit Albert Camus, « se trouve toujours dans cette ambiguïté, incapable de nier le réel et cependant éternellement voué à le contester dans ce qu’il a d’éternellement inachevé »
Avec l’occupation  de la France en 1940, les artistes se dispersent dans les différentes villes en France, essentiellement en zone libre : Marseille, Nice, Cannes, Avignon, Grasse, Sanary-sur-Mer, Cagnes-sur-Mer, Dieulefit, Arques, Cassis, Aix-en-Provence, Toulouse, Grenoble, Oppède-le-vieux, Céret, Castres, Toulon, Villeneuve-sur-Lot, Cazaubon, Ambazac, Lyon et d’autres localités. Face au régime de Vichy et à l’occupation allemande, à l’exclusion des collègues juifs et étrangers, les artistes en France ont agi d’abord comme des individus. Ils ont pris des risques pour secourir des artistes juifs interdits de travail, les ont aidés à trouver un lieu pour se cacher, ou les moyens de s’exiler vers les États-Unis, la Suisse ou la Palestine.
Ce sont donc des solidarités et des amitiés personnelles d’avant 1940, qui permettront de secourir et d’aider de nombreux artistes en France à l’exemple des musiciens Joseph Kosma, Paul Misraki, Clara Hasckil, Marcel Rubin, Louis Saguer, des peintres tels que Mela Muter, Alfred Aberdam, Michel et Yankel Kikoïne, Blondel Sasza (André), Victor Brauner, David Garfinkiel, Joseph Hecht, Paul Akerman, et de tant d’autres. Si l’on connaît l’intervention de Sacha Guitry et d’Arletty en faveur de Tristan Bernard et  de Maurice Goudeket, le mari  de la romancière Colette, il y en en eut beaucoup d’autres révélées par Limore Yagil, auteur du livre « Au nom de l’art ». Ainsi, Henri Langlois à la Cinémathèque, protège Lotte Henriette Eisner, André Barsacq, directeur du théâtre l’Atelier, protège le metteur en scène Paul Siegmann, alias Paul Mathos, d’origine juive ; Jean Anouilh protège la femme d’André Barsacq et sa mère, d’origine juive ; l’actrice Marie Bell protège plusieurs artistes juifs de 1941 à 1944 ; Hélène Morand épouse de Paul, et Jacques Copeau protègent plusieurs acteurs de la Comédie Française. Le sculpteur Jean Maillol, soutien l’activité de son modèle Dina Vierny, engagée dans l’organisation des filières de passages clandestins par les Pyrénées. En 1943, lorsque Dina Vierny est arrêtée par la Gestapo à Paris pour faits de résistance, Maillol demande à son ami de longue date, le sculpteur Arno Breker, d’intervenir en sa faveur et de la faire libérée. Si Arno Breker est devenu le sculpteur officiel du régime nazi, l’amitié entre les deux artistes, datant de la période ou Arno Breker disciple du sculpteur Rodin avait fait ses études à Paris, perdure sous l’Occupation, et permet de sauver des vies humaines.  Jean Cocteau intervient en faveur de son ami le peintre Picasso,  de Maurice Goudeket, de Max Jacob, et d’autres artistes. Il est évident qu’en période de guerre et d’occupation, ces interventions auprès des autorités d’occupation, n’obtiennent pas toujours le résultat escompté. Jacques Prévert, protège ses amis les musiciens Norbert Glanzberg et Kosma, le décorateur Alexandre Trauner et sa femme, le peintre Elsa Henriquez, l’opérateur Raymond Picon-Borel. Il est vrai, que nombreux artistes restés en France ont accepté de jouer et de créer au nom de « l’Art qui n’a pas de Patrie ».
Accusés souvent à la Libération d’avoir prôné la collaboration avec les Allemands, on constatera que bon nombre d’entre eux ont caché des artistes juifs, leur ont fourni du travail, les ont aidé matériellement et sont intervenus pour les faire libérer d’un camp d’internement ou d’une prison. C’est le cas de Maurice Chevalier, de Charles Trenet, d’Edith Piaf qui protège le jeune Marcel Blistène, Norbert Glanzberg, et René Guetta, de l’actrice Lucienne Boyer qui aide notamment Bruno Coquatrix , futur directeur de l’Olympia, et sa famille et de nombreux autres artistes. Paradoxalement, toute la  région de la Côte d’Azur, en particulier Nice et Cannes, se transforme en zone refuge pour nombreux artistes. Dans les cabarets, les casinos, théâtres et palaces ouverts depuis la  fin de l’été 1940, on trouve quelques grandes figures du jazz, comme Fred Adison, des orchestres composés souvent de musiciens juifs interdits de travail, d’acteurs ou chanteurs et de nombreux peintres et sculpteurs. Le Sud-Ouest devient lui aussi une terre d’accueil pour des artistes pourchassés. Ainsi, l’école des beaux-arts de Toulouse a reçu des plasticiens exilés d’Espagne.
Des peintres et des architectes juifs venus de Paris se sont également installés dans la ville rose, certains participant même à la Résistance. Le sculpteur juif Jacques Lipschitz a quitté la capitale pour se réfugier à Castelmoron-sur-Lot, puis à Toulouse.  A Castres plusieurs ateliers ont accueilli des artistes réfugiés ou de passage comme les peintres Marcel Delaunay, Marcel Dax, Hans Bellmer ou le dessinateur Sagal Wladimir. Le sculpteur Zadkine a séjourné à Arques, dans le Lot. Enfin, Villeneuve-sur-Lot devient également un lieu de refuge pour de nombreux artistes. Cette étude témoigne de la vitalité de la vie culturelle d’avant-guerre en France, et de la fraternité des artistes de la région envers leurs collègues tentant d’échapper au nazisme.
C’est principalement la chaîne des relations interindividuelles et les mécanismes de comportements, les liens d’amitié entre les individus qui résistent à la guerre et à l’occupation et qui permettent d’organiser l’entraide aux artistes, qui est analysée dans cet ouvrage. Cet ouvrage s’attache à replacer dans son contexte historique l’attitude des artistes – compositeurs, musiciens, décorateurs, acteurs, danseurs, sculpteurs, peintres, chanteurs – et de dresser ainsi l’inventaire de plus de  quatre cents artistes, souvent méconnus et oubliés, et qui constituent  autant de clés pour la compréhension de l’histoire culturelle de l’avant 1940 et de l’après 1945. On y découvre l’importante contribution des artistes juifs au champ culturel et artistique français et européen avant 1944. On notera aussi, que contrairement à une idée reçue, la majorité des peintres juifs n’a pas été déportée de Montparnasse, et les acteurs juifs n’ont pas été systématiquement expulsés des théâtres et cabarets.
Certains artistes ont fui la France vers les Etats-Unis, la Suisse, l’Amérique latine ou la Palestine. Ces migrations d’artistes créèrent d’autres centres artistiques et l’on assiste après 1945, à la montée de New York comme capitale culturelle, centre de l’art moderne avec Jackson Pollock, André Masson, Yves Tanguy etc. Sur fond de guerre froide, l’art comme la culture deviennent aux Etats-Unis et en Europe une arme de propagande. Après 1947, le contexte national et international change brutalement et les artistes s’engagent de plus en plus dans le domaine politique, à l’exemple des intellectuels. Désormais, l’artiste est reconnu et dispose du pouvoir de recomposer le monde, d’opposer sa touche de créativité individuelle. Mais il doit, à ce titre, à l’instar de l’intellectuel, s’engager politiquement. C’est le début d’une nouvelle période pour l’artiste et c’est aussi sur cette réflexion qui se termine notre ouvrage : Au nom de l’art 1933-1945 : exils, solidarités et engagements (Fayard 2015). Comme l’indique Albert Camus dans L’homme révolté, la création artistique est la réponse adéquate à l’absurdité que connaît l’homme dans le monde du réel.

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