Poussé par sa situation géopolitique et porté par un écosystème favorable aux start-up, le pays s’est fait une place de choix dans la cybersécurité. Beaucoup d’entrepreneurs ont fait leur service ou un début de carrière au sein de l’unité 8200, la NSA locale. Grandi en Equateur, éduqué dans des écoles anglophones, sourire éclatant et tenue décontractée, Nadav Zafrir passe facilement pour un Yankee de la Silicon Valley. En réalité, l’homme est un ancien « barbouze » de Tsahal reconverti dans l’entrepreneuriat…
Après avoir servi pendant vingt-cinq ans sous les drapeaux de Tsahal, l’armée israélienne, Nadav Zafrir est monté dans le train de la cybersécurité, nouvelle coqueluche des investisseurs et des entrepreneurs de la « Silicon Wadi », née sur les bords de la Méditerranée et qui se concentre autour d’Haifa, Tel-Aviv et Jérusalem.
Avec un certain succès, il a lancé Team8, un ovni du genre. « Nous sommes entre l’incubateur, l’investisseur et le centre de recherche », lance-t-il. Nadav Zafrir est parti du principe que l’époque où un geek boutonneux développant seul une idée de génie dans un garage était révolue, et que les prochains Google émergeraient de façon différente. « Dans un monde interconnecté, les idées viennent des discussions, de la confrontation. Je ne crois pas à quelqu’un qui se réveille et qui se dise : “Eureka !” », explique l’entrepreneur à l’argumentaire déjà bien rodé.
Chez Team8, une équipe de 15 personnes planche sur des « problèmes à résoudre » et imagine des solutions. Une société ad hoc est ensuite créée. Premier bébé de Team8, Illusive Network, qui a développé une technologie trompant le pirate lorsqu’il s’introduit frauduleusement dans un système informatique.
Si Team8 laisse perplexe beaucoup d’entrepreneurs israéliens, le concept a su séduire Eric Schmidt, le président exécutif de Google, qui y a investi via son fonds personnel Innovation Endeavors, aux côtés de Cisco et d’Alcatel-Lucent, l’ex-fleuron français des télécoms racheté par Nokia. Michel Combes, son patron sur le départ, se serait laissé convaincre « en une heure », assure Nadav Zafrir.
Apprendre à encaisser l’échec
Comme ce dernier, de nombreux entrepreneurs israéliens se sont lancés dans la cybersécurité, en plein boom depuis les piratages à grande échelle qu’ont connus les magasins Target aux Etats-Unis et Sony au Japon.
L’Etat hébreu compte environ 230 entreprises spécialisées dans ce domaine. De grandes compagnies américaines comme Microsoft, Intel ou Lockheed Martin y ont installé de vastes centres de recherche et développement. Le spécialiste du stockage EMC a dépensé 1 milliard de dollars pour acquérir 12 start-up locales. IBM a dépensé 650 millions pour Trusteer.
L’an passé, Israël a vendu pour 6 milliards de solutions de sécurité dans le monde, soit le double de l’année précédente. Ce succès s’explique d’abord par la situation géopolitique du pays. En conflit permanent depuis sa création, ce petit territoire a pris très tôt le virage de la cyberdéfense…
Naturellement, des fleurons de la cybersécurité y ont émergé, favorisés par l’alchimie particulière qui s’est créée entre l’armée et l’écosystème entrepreneurial local, qui fait du pays le deuxième producteur de start-up derrière la Silicon Valley.
Car si Team8 a su séduire les grands noms de la technologie, c’est aussi grâce au CV très particulier de Nadav Zafrir. Connu comme le loup blanc à Tel-Aviv, le patron n’était pas un simple gradé de l’armée.
Il a comme particularité d’avoir dirigé 8200, la très secrète agence de renseignement orientée cyber du ministère de la Défense israélien, équivalent de la NSA américaine.
Depuis des décennies, des anciens de 8200 essaiment dans les start-up de la Silicon Wadi. Ces parcours inimaginables en France, où l’on embrasse l’armée comme on entre en religion, sont monnaie courante en Israël, où un passage par Tsahal est obligatoire. « En France, les compétences ne sortent jamais de l’armée, qui est professionnalisée. Ici, les allers-retours entre la société civile, l’administration et l’armée sont fréquents », explique Yoav Tzruya, associé chez Jerusalem Venture Partners (JVP), un important fonds de capital-risque israélien.
Au sein de Tsahal, 8200 fait office d’unité d’élite. Triés sur le volet, les appelés y acquièrent un solide bagage technique, des « valeurs » et des « méthodes », disent les anciens. « On prend des jeunes que l’on forme. On leur apprend à perdre, à encaisser l’échec. Ils savent s’entourer des meilleurs. Ils ont connu des situations difficiles », raconte Nadav Zafrir, l’ancien patron de l’agence. Itay Glick a passé sept ans au sein de 8200 et a lancé avec un autre ancien Votiro, dont la technologie permet d’identifier les faux e-mails, même lorsqu’ils ont l’air d’être envoyés par quelqu’un que l’on connaît.
Le jeune homme est intarissable sur les apports de l’unité. « On y enseigne l’essence du développement de logiciel tout en pensant que des vies peuvent être en jeu.
C’est pourquoi on développe les meilleurs produits ensuite. On nous apprend aussi à tout gérer avec peu de moyens, dans la mesure où les ressources sont limitées dans l’armée. » Autre avantage, 8200 fonctionnerait comme un fonds de capital-risque. « Vous avez une idée, on vous dit : “Vas-y démontre-moi que tu peux monter le projet” », poursuit Itay Glick.
Parce que les écoutes, la collecte d’informations électroniques ou le « hacking » ont pu être au coeur de leur activité, ces jeunes Israéliens ont mis à profit leurs compétences dans la vie civile.
Dans les années 1980, des anciens de 8200 ont créé Comverse, qui conçoit des logiciels de télécommunications et d’espionnage. Et, en 1993, Gil Shwed a lancé Checkpoint, un spécialiste de la sécurité qui génère aujourd’hui 1,5 milliard de dollars de chiffre d’affaires par an et pèse 15 milliards sur le Nasdaq. Aujourd’hui, les nouveaux arrivants profitent à fond du décollage de l’industrie.
Car 8200, c’est surtout un réseau qui irrigue tous les secteurs d’activité et qui ouvre toutes les portes.
Quand on lance un business, il est facile d’appeler untel qui a telle position dans une banque ou chez un client potentiel. « C’est comme aux Etats-Unis pour les détenteurs d’un MBA de Harvard. Les anciens sont amis, souvent ils se sont connus à l’armée », dit Ron Moritz, patron intérimaire de BioCatch. Cette start-up très en vue protège les transactions bancaires en identifiant le détenteur du mobile ou du PC grâce à ses interactions avec l’appareil. Plus besoin d’enregistrer de code secret, l’appareil vous reconnaît à votre façon de le tenir en main, ou à vos habitudes en termes de surf.
Là aussi, l’idée est née au sein de 8200. C’est Avi Turgeman, aujourd’hui directeur technique de la société, qui l’a eue. « Essayer de comprendre l’information et qui est derrière est à la base un concept militaire », justifie Ron Moritz.
Aux bataillons des militaires de 8200 s’ajoute le soutien sans faille du gouvernement. Première motivation : la défense du pays (ou l’attaque de ses opposants). Le Premier ministre, Benyamin Netanyahu, ne se lasse de le répéter. « La principale menace vient des gouvernements, en particulier de l’Iran. Nous sommes bien décidés à nous protéger en utilisant les ressources combinées de l’armée, des entreprises et de l’université », a-t-il lancé fin juin lors de la cinquième conférence dédiée à la cybersécurité organisée à l’université de Tel-Aviv.
Une cybercapitale dans le désert
Preuves de ce soutien, le gouvernement a pris en début d’année deux résolutions. Il a d’abord créé une nouvelle force militaire, actant que l’espace virtuel peut être une zone de combat comme l’air, la terre ou la mer. Il a surtout donné le coup d’envoi au bureau national de la cybersécurité, une autorité rattachée directement au bureau du Premier ministre. Sa mission : établir la stratégie de l’Etat en matière de cybersécurité et choyer les entreprises locales. « On a décidé que chaque ministère devrait, à partir de 2016, consacrer 8 % de son budget à la cybersécurité, en espérant que cela devienne un standard pour le marché », explique son patron, Eviatar Matania.
Et pour porter cette industrie en plein boom, les entreprises publiques sont mises à contribution.
Ainsi, Israel Aerospace Industries (IAI), l’équivalent de Thales, commercialise les technologies d’une douzaine de start-up locales en même temps que ses propres solutions. « Dans un marché très compétitif, l’idée est d’amener un package à nos clients.
Et si jamais quelque chose arrive à la start-up, on assure une garantie », dit Esti Peshin, directrice du programme cyber d’IAI. Point d’orgue de la stratégie de l’Etat, l’aménagement à Be’er Sheva, en plein désert du Neguev et à une cinquantaine de kilomètres seulement de la bande de Gaza, d’une « cybercapitale ».
L’idée : regrouper au même endroit, comme dans la Silicon Valley, des grands groupes, des start-up, des investisseurs et des centres de recherche. Autour de l’université Ben Gourion, le projet a déjà attiré Deutsche Telekom, Lockheed Martin, IBM et EMC. « Ce qui nous intéressait, c’était les diplômés. Nous avons apporté un support financier pour bâtir des infrastructures », explique Orna Berry, la directrice de l’innovation du spécialiste du stockage. Egalement très impliqué, le fonds JVP a investi dans un incubateur dédié à la cybersécurité. « Nous avons des infrastructures, des bureaux et du marketing, pour faire en sorte que les start-up réussissent », dit Yoav Tzruya, associé au sein du fonds.
Au coeur du projet, là encore, l’armée, censée amener aux entreprises locales les compétences dont elles ont besoin.
Des dizaines de milliers de soldats, provenant notamment d’unités dédiées à la cyberdéfense et au renseignement militaire, comme la fameuse 8200, vont être transférées dans le désert.
Emballé par le projet, Doron Davidson n’a pas hésité à y installer sa toute jeune société, SecBI, qui agrège et analyse l’ensemble des systèmes d’alerte d’un système d’information. « Avoir l’armée est une excellente chose. Cela permet notamment d’attirer les talents », se réjouit l’entrepreneur. Be’er Sheva a connu un premier succès.
A seulement seize mois d’existence, CyActive a été racheté par PayPal pour 60 millions de dollars. Charge maintenant à l’Etat de convaincre de jeunes entrepreneurs confortablement installés à Tel-Aviv de déménager. Si Doron Davidson songe à partir vivre dans le Neguev avec femme et enfants, beaucoup hésitent à quitter une ville au bord de la mer où il fait bon vivre pour le désert, même si les prix sont plus bas.
« Nos clients sont ici », argumente Itay Glick, de Votiro, qui a vaguement étudié la question. « Je n’irai pas mettre ma start-up à Be’er Sheva, parce que les jeunes préfèrent rester ici », renchérit, à soixante-quatre ans – dont vingt-huit au service de l’armée -, l’infatigable Rami Efrati, qui vient de lancer sa société. Même pour Israël, dans la course à la cybersécurité, il n’y a pas de voie royale.
Sandrine Cassini
Source Les Echos
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