Gonzague Meunier est conseiller municipal de Château-Gontier, tranquille petite commune de Mayenne qui ne fait jamais parler d’elle hormis quand un de ses administrés cherche à « faire le buzz »… Il s’est récemment fait remarquer par un tweet dans lequel il estimait que «l’arrivée de Jean Zay au Panthéon est une honte pour notre pays, pour la mémoire de nos soldats.». Pour cette bravade clownesque rédigée en moins de 140 caractères qui a défrayé internet quelques heures et fait la Une de quelques journaux locaux, Gonzague Meunier a sans doute eut l’impression d’exister, enfin.
Exister. La génération de Jean Zay, né en 1904, savait sans nul doute mieux que quiconque quel en était le sens profond pour en avoir, très tôt, mesuré la fragilité. Comment s’étonner dès lors que s’essayant à la poésie quelques années après l’immense boucherie que fut la guerre de 1914-1918, ce jeune homme de 20 ans à peine se laissa, effectivement, emporté en quelques lignes mal ajustées par sa fougue et une sensation d’écoeurement prononcé ? Le voici le poème du scandale, neuf lignes en tout et pour tout quand d’autres, aux plumes mieux aguerries, noirciront des pages et des pages de ce qu’ils ont vu de leurs yeux sur le Chemin des dames : les corps déchiquetés jusque dans les arbres, la boue, le froid, la faim, la vermine, la puanteur et la peur :
Quinze cent mille dans mon pays
Quinze millions dans tous les pays
Quinze cent mille morts, mon Dieu !
Quinze cent mille hommes morts pour cette saloperie tricolore…
Quinze cent mille dont chacun avait une mère, une maîtresse
Des enfants, une maison, une vie, un espoir, un coeur
Qu’est-ce que c’est que cette loque pour laquelle ils sont morts
Quinze cent mille morts, mon Dieu !
Quinze cent mille morts pour cette saloperie. »
Une hémorragie humaine de 18, 6 millions de morts, civils et militaires confondus, sans compter les millions d’éclopés à vie, les veuves et orphelins, les gazés et autres « gueules cassées », ne vaut-elle pas quelques haut-le-cœur ?
Faut-il rappeler ici le traumatisme de ce premier conflit planétaire ? Tous les écrivains de la période qui suivit décrivirent bien pire, chacun avec leurs mots mais tous avec la même révolte, le même dégoût, « l’abattoir international en folie » selon les mots d’un des plus grands d’entre eux quoique personnage repoussant, Louis-Ferdinand Céline dans l’un des plus beaux livres de la littérature française, Voyage au bout de la nuit (1932). Pour lui, la seule façon raisonnable de résister à une telle folie et il en fit le nœud- gordien de son œuvre, c’était la lâcheté, rien moins.
Que dire des écrits du lieutenant Maurice Genevoix (Ceux de 14), de ceux du journaliste Roland Dorgelès (Les Croix de bois, 1919) qui hurle son indignation « On assassine des hommes ! », d’Henri Barbusse qui obtint le Prix Goncourt pour Le Feu (1916), immense succès populaire (250 000 exemplaires vendus à la fin de la guerre), ou encore outre-Rhin, d’Ernst Jünger (Orage d’acier, 1920). La Grande Guerre va nourrir la littérature durant un siècle et inspirer, directement ou indirectement, des chefs-d’oeuvre chez les meilleurs, partout : A l’Ouest rien de nouveau (Eric Maria Remarque, 1929), Le Grand Troupeau (Jean Giono, 1931), Roger Martin du Gard, Louis Aragon, Marcel Proust, Joseph Kessel, Guillaume Apollinaire, André Gide, Romain Rolland et son ami autrichien Stefan Zweig ou encore le poète belge Emile Verhaeren.
Face à ces monuments de littérature, les quelques rimes de Jean Zay font bien pâle figure. Mais qu’on lui pardonne enfin d’avoir été un piètre poète tant il fut un politicien précoce et averti qui se démarquera courageusement du climat général en 1938 en se déclarant anti-münichois, un grand ministre de l’Éducation nationale nommé par Léon Blum et maintenu à son poste jusqu’à la guerre, mais surtout un humaniste accompli et oui, un homme courageux, digne d’entrer aujourd’hui au Panthéon avec Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillon et Pierre Brossolette !
En cette occasion de commémoration nationale soixante dix ans après la fin du second conflit mondial, tenter de jeter l’ignominie sur un homme assassiné à 40 ans par la milice française aux ordres du Gouvernement de Vichy collaborationniste de l’Allemagne nazie sous prétexte que Jean Zay aurait donc été un mauvais français, un horrible défaitiste doublé d’un piètre poète sonne comme un bien mauvais procès. Un procès que l’extrême-droite française lui a toujours fait, reconnaissant en lui, le juif (sa mère est protestante et son père juif), le radical membre du premier gouvernement socialiste, le franc-maçon, autant de symboles à ses yeux de l’anti-France. Il est d’autant regrettable que de tels arguments éculés réapparaissent aujourd’hui dans la bouche d’un élu Républicains et soient repris dans la presse pour faire polémique.
C’est aussi et enfin un contresens historique majeur comme l’historien Marc Bloch, combattant de la Grande Guerre décoré de la Croix de guerre, de la médaille militaire et de la Légion d’honneur, membre de la Résistance dès 1942, exécuté lui aussi par la milice l’a écrit et professé (Apologie pour l’Histoire). Car l’historien n’est pas juge : « Le vrai travail de l’historien se situe par delà le simple traitement des sources (…) Jamais un phénomène historique ne s’explique pleinement en dehors de l’étude de son moment (…) L’historien n’est pas ce juge d’instruction un peu grincheux. Il sait que ses témoins peuvent se tromper ou mentir. Mais avant tout il se préoccupe de les faire parler pour les comprendre. (…) Le proverbe arabe l’a dit avant nous : « les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères ».
Notre société a ceci d’étonnant qu’elle maltraite l’enseignement de l’Histoire mais tweete à tout va, sur tout et ‘importe quoi. 140 signes pour tenter de salir la mémoire d’un résistant comme Jean Zay, quel bel instant de gloire vous vous êtes offert là, Monsieur Meunier.
Brigitte Thévenot
Pour aller plus loin :
Souvenirs et solitude, Jean Zay, Belin, 2010
La Grande Guerre des écrivains, anthologie de textes choisis par Antoine Compagnon, Folio, 2014
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