Suite et fin du billet. La première partie est disponible ici.
ANTISÉMITISME – La nouvelle vulgate antijuive qui s’est installée durablement en France et dans d’autres pays européens peut se résumer par l’articulation de trois caractéristiques négatives attribuées aux “Juifs” ou aux “sionistes”, ces dénominations conventionnelles étant choisies selon les circonstances:
1. Ils sont “dominateurs” en Occident (“Ils ont tout”; “Ils ont le pouvoir”; “Ils dirigent l’Amérique”);
2. Ils sont “racistes”, en particulier au Proche-Orient, où ils se comportent “comme des nazis” avec les Palestiniens, victimes d’un “génocide” en cours de réalisation;
3. Ils exercent une puissante influence occulte et complotent partout dans le monde: ils ont organisé les attentats du 11 septembre 2001, ils poussent à la guerre (la seconde guerre d’Irak serait le fruit d’un “complot américano-sioniste”), ils veulent déclencher une guerre préventive contre l’Iran, ils organisent des attentats terroristes sous fausse bannière pour “salir l’islam” (comme les attaques des 7, 8 et 9 janvier 2015), et, d’une façon générale, ils manipulent la politique internationale.
Cet ensemble de thèmes d’accusation et de stéréotypes négatifs s’inscrit dans une vision du monde structurée par la concurrence des victimes, qui permet d’identifier “le Juif” ou “le sioniste” comme le rival, l’imposteur et l’ennemi. Accusés de monopoliser abusivement le statut de victime, et, corrélativement, d’occulter l’existence d’autres groupes de victimes, les Juifs sont construits comme un peuple-bourreau, “nazifié” sans vergogne, sur lequel se fixe l’hostilité. Et le peuple juif est choisi parce qu’il a déjà fait l’objet d’hostilités et d’accusations délirantes dans l’histoire.
Ce qui est spécifique à la France d’aujourd’hui dérive du fait qu’y co-existent des populations respectivement juives et musulmanes les plus importantes en nombre d’Europe. Leurs affrontements symboliques mimant le conflit israélo-palestinien, qui, avant 2014, prenaient surtout la forme d’une guerre civile verbale, sont à la fois plus visibles et plus intenses qu’ailleurs.
Entretenue et intensifiée par divers appareils (officines de propagande, associations pseudo-culturelles dirigées par des islamistes, micro-partis politiques, réseaux sociaux, etc.), la haine qui vise les Juifs aujourd’hui est fortement idéologisée, mais elle est loin d’être toujours explicite. Elle apparaît le plus souvent dans l’espace public sous la forme de déclarations virulentes contre Israël et “le sionisme” ou “les sionistes”, catégories d’usage polémiques dont les frontières sont indéfiniment extensibles. C’est pourquoi les slogans “Mort aux Juifs!” ou “Juif: casse-toi, la France n’est pas à toi!”, accompagnés d'”Allahou akbar!” ou de “Jihad! Jihad! Jihad!”, lancés lors des manifestations violentes des 26 janvier et 13 juillet 2014, sont à prendre très au sérieux: ils sont le signe d’un basculement dans une mobilisation antijuive revendiquée comme telle.
Aux violences antijuives “d’en bas”, attribuables pour l’essentiel à des jeunes issus de l’immigration ou à des islamistes radicaux nés en France, s’ajoute la judéophobie culturelle “d’en haut”, produite et reproduite par les représentants d’un milieu politico-intellectuel et médiatique “gauchiste” mécaniquement rallié à la cause palestinienne, qui, de leurs postes de pouvoir ou d’influence, et à travers d’innombrables sites et blogs sur le Web, contribuent à un endoctrinement judéophobe de masse. Ce nouveau gauchisme culturel occupe un espace beaucoup plus vaste que celui du gauchisme politique, lui-même en cours de redéfinition depuis le début des années 1990 – ce qui justifie qu’on puisse parler de néo-gauchisme. Il traverse les frontières entre gauche et extrême gauche, et, sur certains thèmes d’accusation (anti-israélisme ou “antisionisme”, anti-américanisme, anticapitalisme), imprègne certains secteurs de l’opinion droitière. Ces thèmes d’accusation se rencontrent également dans le discours des droites dites radicales, qui, à cet égard, se distingue de moins en moins du discours néo-gauchiste. Cette nouvelle configuration antijuive, centrée sur l'”antisionisme”, apparaît donc comme transversale. Elle confirme l’hypothèse plus générale de la convergence idéologique entre les deux formes contemporaines de l’extrémisme politique.
5. Les trois France
Simplifions le tableau. On peut distinguer aujourd’hui trois France qui sont à la fois étrangères les unes aux autres, séparées et mutuellement hostiles: la France urbaine des élites mondialisées, la France périphérique des classes populaires (comprenant une partie importante des classes dites moyennes) et la France des banlieues (des “quartiers populaires” ou des “cités”) où se concentrent les populations issues de l’immigration. Le sentiment d’aliénation affecte particulièrement les citoyens qui habitent la France périphérique et se perçoivent avant tout comme des Français. Ils se sentent méprisés par les élites nomades vivant dans un monde post-national, abandonnés ou négligés par la classe politique tournée vers l’Europe et en situation de concurrence avec les immigrés venus du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne, perçus par certains comme une menace (“invasion”, “colonisation”, etc.). Ce sentiment d’aliénation constitue certainement l’une des plus fortes motivations du vote en faveur du FN. Mais il peut également favoriser des sentiments de méfiance et d’hostilité, colorés de jalousie sociale et de ressentiment, vis-à-vis des Juifs, perçus comme un “peuple d’élite” méprisant et dominant le peuple français. La haine du capitalisme et de la finance, entretenue par des démagogues de droite comme de gauche, se traduit souvent par la haine des Juifs, ces derniers paraissant donner un visage à la “finance anonyme et vagabonde”.
Quant à la population des banlieues de culture musulmane dont la jeunesse est souvent touchée par l’échec scolaire, le chômage et la marginalisation sociale, ce qui la fait basculer parfois dans la délinquance (qui alimente elle-même les passions anti-immigrés), elle est particulièrement sensible à la propagande antisioniste et à l’endoctrinement islamiste, où la haine des Juifs joue un rôle majeur. C’est dans cette troisième France que se trouve le terreau des nouvelles passions antijuives, ainsi que l’armée de réserve du militantisme judéophobe. La “cause palestinienne” y a trouvé ses adeptes les plus inconditionnels, ses militants les plus fanatiques, qui se disent en guerre contre “le sionisme”.
En outre, nombre de jeunes issus de l’immigration de culture musulmane nourrissent un fort ressentiment à l’égard des Juifs comme tels, qui selon eux “dirigent tout” et “prennent toutes les places”, ainsi qu’à l’égard de ceux qu’ils perçoivent comme des “Gaulois”, les “Français de souche”, par lesquels ils se sentent rejetés ou discriminés, stigmatisés en tant que musulmans et qu’ils perçoivent comme les responsables de leurs échecs sociaux. Dès lors, la judéophobie et la gallophobie s’entremêlent et s’inscrivent dans une haine de l’Occident “mécréant” et “islamophobe”. Cette haine de l’Occident, ou “hespérophobie”, visant autant les Juifs (“sionistes”) que les nouveaux “croisés” (les Européens et les Américains identifiés comme “chrétiens”) alimente une culture de révolte et de rébellion qui s’exprime par des agressions verbales ou physiques, ainsi que par des émeutes, voire des passages au jihadisme. Le sentiment d’une absence de limites aux expressions de la haine et du ressentiment est entretenu et renforcé par la conviction que la “cause palestinienne”, qu’ils ont faite leur, est la cause suprême, une cause absolue capable de tout justifier, de tout transfigurer, y compris les formes terroristes ou jihadistes de la “résistance” au “sionisme”, monstre diabolisé.
6. Que faire ?
En France, nous savons désormais qu’on peut être tué pour crime de judéité ou d'”islamophobie”. L’islamisme, comme idéologie diffuse et comme action jihadiste, est devenue l’une des grandes menaces qu’il n’est plus possible de méconnaître ou de sous-estimer. À l’instar des citoyens d’autres États européens, les Français, juifs ou non, n’ont jamais eu autant de raisons de s’inquiéter. L’extension de la menace vient notamment du fait que la cause islamiste a largement phagocyté la “cause palestinienne”. L’islamisation de la “cause palestinienne” est en accélération continue depuis la création du Hamas en décembre 1987, qui lui a donné une figure organisationnelle. Faut-il rappeler l’article 13 de la Charte du Hamas, rendue publique le 18 août 1988? “Il n’y aura de solution à la cause palestinienne que par le jihad”. Cette islamisation jihadiste a pour effet de transformer un conflit politique et territorial en une guerre sans fin, alimentée par des passions ethnico-religieuses interdisant la recherche du compromis qui seul peut garantir une paix non-précaire entre Juifs et Palestiniens (et plus largement États arabo-musulmans). Cette paix est pourtant la condition nécessaire d’une lutte efficace contre l’actuelle vague antijuive. Mais elle est peu probable: les chances d’aboutir à un accord à moyen terme paraissent de plus en plus minces.
Le jihadisme se fonde sur une vision du monde qui s’oppose absolument à la modernité occidentale, en particulier à la sécularisation et au pluralisme caractérisant les sociétés libérales-démocratiques. La question devient dès lors de savoir pourquoi les sociétés démocratiques occidentales sont rejetées par certains musulmans qui y vivent, souvent dans de meilleures conditions qu’ailleurs, comme intrinsèquement corrompues et corruptrices. C’est la raison pour laquelle la réponse répressive ne suffit pas. La vieille question de la lutte intellectuelle contre le fanatisme à base religieuse revient à l’ordre du jour.
Ce que peuvent faire aujourd’hui les chercheurs, les universitaires et plus largement les intellectuels, plutôt que s’indigner et condamner rituellement en croyant ainsi faire leur salut en même temps que celui de l’humanité, c’est analyser le plus précisément possible le phénomène complexe et évolutif qu’est la judéophobie contemporaine, avec le souci d’en identifier les causes, lesquelles sont multiples et en interaction. Ils sont en droit d’espérer qu’avant de prendre des décisions, les dirigeants politiques fassent un détour par les résultats de leurs travaux et de leurs réflexions. Certes, il est important que des sommets de l’État parviennent des messages appelant à la tolérance et au rassemblement républicain, exprimant une indignation morale justifiée et une louable volonté de réagir. On sait que la “lutte contre le racisme et l’antisémitisme” a été érigée en “Grande Cause nationale” de l’année 2015. Nul ne sait cependant si les positions louables des élites politiques trouvent un immense écho dans la population française. On peut craindre qu’elles ne rencontrent qu’indifférence ou hostilité dans certains secteurs de cette dernière.
Ce qui rend difficile la lutte contre la nouvelle judéophobie, c’est que cette dernière se caractérise notamment par sa diffusion planétaire, qui lui fait perdre une grande partie de ses traits nationaux. Il est vain de lui chercher des origines exclusivement nationales comme de lui supposer des objectifs seulement nationaux. Dès lors, il est vain de définir un programme strictement national de lutte contre les formes nouvelles de la haine des Juifs. Nous savons désormais que l’avenir de la France, comme celui des Français juifs, ne dépend pas que de la France. La lutte contre la judéophobie est aujourd’hui indissociable d’une lutte multidimensionnelle contre le terrorisme islamiste, qui ne peut être efficace qu’à la condition d’être menée au plan mondial. La lutte contre la judéophobie doit elle-même être globalisée. Une lutte qui s’annonce particulièrement difficile, eu égard à la multiplicité des facteurs à prendre en compte, et à leurs interactions complexes. Mais la complexité n’est pas un argument recevable pour justifier l’inaction ou l’hésitation. Il faut agir sans certitudes rassurantes dans le cadre d’une mondialisation qui s’avère de plus en plus dangereuse.
Pierre-André Taguieff a publié le 15 mai 2015 un nouvel ouvrage: “Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe. Antisionisme, propalestinisme, islamisme” (Paris, CNRS Editions, 323 p.).
Dans ce billet, il en expose quelques points forts. Accéder à la première partie en cliquant ici.
http://www.huffingtonpost.fr/pierreandre-taguieff/la-nouvelle-vulgate-antijuive_b_7303876.html?utm_hp_ref=france
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