Revenir à Tunis après huit mois d’absence réserve d’emblée une sacrée surprise. On est préparé à la bousculade de chauffeurs de taxi ou d’entremetteurs prêts à vous conduire à bon port dans les meilleures conditions pour quatre fois le prix du compteur. On s’en débarrasse pour aborder la file de taxis où une cohue encore plus tumultueuse se bat à mort pour arracher l’aubaine du rare client à rançonner.
Tunis n’a pas le privilège de ce genre d’embarras. À Moscou, à New York, les taxis racketteurs d’aéroport ne manquent pas. Eh bien cette fois, à Tunis-Carthage, passées les formalités douanières, je me serais cru à Helsinki. Pas un chauffeur ne m’a abordé. Je me suis dirigé paisiblement vers la station où la première voiture m’a chargé sans la moindre embrouille et m’a mené Avenue Bourguiba pour six dinars et demi. Stupéfaction. Mais que s’est-il donc passé pour qu’un ordre aussi irréprochable s’instaure d’un voyage à l’autre ? Ma Tunisie aurait-elle changé d’adresse, se serait-elle transportée sur un autre continent?
J’avais entendu dire que depuis mon précédent voyage, l’interdiction de fumer dans les lieux publics avait été édictée. L’innovation ne m’inquiétait guère. Oh, ça se passera comme d’habitude, à la tunisienne. La règle a toujours fait bon ménage avec la transgression de la règle. Là encore, je suis tombé sur un os. À ma cantine ordinaire, rue Bach-Hamba, Hassan, l’inamovible maître d’hôtel, m’a fait les gros yeux dès qu’il m’a aperçu une cigarette au bec. Désolé, c’est interdit. Mais enfin Hassan, pas pour moi, le plus ancien de tes clients. Impossible, mon frère, aucune exception. C’est la loi.
Un soir, vers dix heures, mon taxi est arrêté par un barrage de police. Longue file avant le contrôle. Il est pressé de rentrer chez lui, un de ses enfants est malade. Je m’attends à ce qu’il peste contre les flics. – : Oh non, se réjouit-il. Heureusement qu’ils sont là. Il faut tout surveiller maintenant. Un nouvel attentat pourrait advenir à tout instant. Notre police redouble de vigilance. On en a bien besoin. – : Mais, lui fais-je observer, depuis la révolution je n’ai entendu que des récriminations contre les agents de l’ordre. Maintenant vous les aimez ? – : C’est fini cette époque. Ce n’est plus la police de Ben Ali. C’est celle de notre gouvernement élu. Elle est là pour nous protéger. – : Les policiers ne vous rançonnent plus. – : Ça m’est arrivé une fois. J’ai noté son numéro, je suis allé me plaindre au commissariat. C’est lui qui a eu des ennuis.
Je pourrais vous raconter une dizaine d’incidents de la même eau. Tous m’ont donné le sentiment d’un besoin d’ordre naturel. Un besoin d’Etat de droit général. Comme si chacun avait compris qu’il fallait fermer la parenthèse. Savoir mettre un terme au bouillonnement révolutionnaire. Tout faire pour que l’ordre public et le respect des lois deviennent la priorité des priorités. Se bien conduire non par la peur du gendarme mais par la peur de l’absence de gendarme. En cas de besoin, être soi-même son propre gendarme.
Le ciel est bleu, le soleil brille mais un épouvantable nuage noir plane de Zarzis à Tabarka : le spectre libyen. Dans toute la longue histoire du Maghreb, on a rarement assisté à une telle décomposition de l’appareil d’État. Tripoli, c’est la porte à côté, une banlieue. Tripoli, ce n’est pas un bout de désert au milieu de nulle part. Une ville de millénaire civilisation, fondée juste après Carthage par les Phéniciens. Une cité où les arts et la pensée ont longtemps prospéré. Le dernier siècle (ottoman, italien, senousside, kadhafiste) ne fut pas le plus brillant mais aujourd’hui c’est l’horreur la plus absolue. Le règne des centaines de milices en guerre perpétuelle sans aucune perspective d’un retour à l’autorité d’État quelle qu’elle soit. La Libye entière se débat dans la même désagrégation. Une dégénérescence que rien ne semble pouvoir freiner. L’arsenal gigantesque de Kadhafi s’est éparpillé entre les mains de qui voulait se servir. Fin 2011, j’ai assisté autour de Tripoli au pillage des stocks d’armes et de munitions. J’aurais pu moi-même emporter deux ou trois caisses comme toute la foule de prédateurs qui m’entourait et se servaient par camionnettes entières. Nous étions deux, le maire de Zwouarah et moi, à observer atterrés ce spectacle apocalyptique. Le jeune maire soupira : «Nous ne leur enlèverons pas ces armes avant des dizaines d’années. Toute la région va tomber dans le chaos». La région, c’est d’abord la Tunisie. Près de cinq cents kilomètres de frontières incontrôlables dans les conditions actuelles, même par la meilleure armée du monde.
Près de quatre ans plus tard, bien des zones nord-africaines ont sombré, pas un instant la Tunisie. Je l’ai traversée plusieurs fois du nord à l’extrême sud, de jour et de nuit, à pied, en train, en voiture, sans le moindre souci. Se trouver entre Dhiba et Tataouine, à près de minuit, seul sur la route, traînant sa valise, comme cela m’est arrivé, aurait de quoi faire frissonner. J’étais sur le qui-vive lorsque je vis s’approcher de moi trois jeunes gens sur la chaussée déserte. Ils se mirent à ma disposition pour me commander une voiture par téléphone, se chargèrent de ma valise et ne me quittèrent que lorsque je fus hors d’affaire. J’avais les poches pleines de billets pour mes frais de reportages. Ils auraient pu se servir sans mal. Ils n’ont fait que m’assister. Une providence miraculeuse nous met-elle à l’abri de périls incontournables? Allez savoir!
Car le guêpier s’étend largement à l’intérieur du pays. Presque tous les attentats ciblés ont été commis par de purs Tunisiens. Le djhadisme ne nous épargne pas. Les milliers de jeunes combattants en Syrie ou prêts à les rejoindre sont là pour nous ouvrir les yeux: les métastases migrent sans frontières. Elles pullulent. La frénésie d’action fanatique a toujours prospéré dans l’adolescence. Le jeune communiste que je fus était résolu à sacrifier mille fois sa vie pour la cause. La lecture de quelques brochures avait suffi pour me convertir. Pourquoi les générations nouvelles seraient-elles différentes de nous ? Pour moi, ce fut Marx. Aujourd’hui, c’est Saïd Qotb ou d’autres allumés. Dans une banlieue peu reluisante de Tunis, j’ai rencontré une mère inquiète pour ses enfants. «Un jeune qui du jour au lendemain se met à fréquenter la mosquée tous les jours, c’est mauvais signe. Il faut le surveiller. S’il cesse brusquement de boire de l’alcool, c’est pire encore. Moi, j’ai interrogé mon fils aîné». – «Tu bois de la bière ? –«Oui, maman, une ou deux par jour.–«Tu ne me mens pas ? Tu en bois vraiment.–«Mais puisque je te dis que oui.» Méfiante, je lui ai rempli un verre. Allez bois devant moi. Pas maintenant, je n’ai pas soif. Bois rien qu’une gorgée. Il a boudé. J’ai tout compris. Depuis, je ne le lâche plus d’une semelle.»
J’ai cherché à savoir comment on voyait à Tunis ces jeunes convertis aux engouements sacrificiels. Sans prendre en compte les causes sociales, économiques, politiques, matérielles en somme, quelles sont les motivations purement intellectuelles, spirituelles des nouveaux adeptes au djihadisme. Un ministre de l’actuel gouvernement, happé dans un pince-fesses, m’a donné sa vision. Pour lui, il s’agit du passage d’un islam à l’autre. Du malékisme maghrébin au wahhabisme saoudien. Du culte maraboutique paisible à la fervente rigueur du djihadisme. Sidi Mahrez à Tunis, Sidi el Mazeri à Monastir, sont détrônés au profit d’un puritanisme simpliste, intolérant, sanguinaire. Le prosélytisme des imams stipendiés joue le rôle de charnière entre la tradition et la révolution. Trois années durant, la Troïka s’est montrée imprudemment laxiste à l’égard de l’endoctrinement wahhabite. Aujourd’hui, le gouvernement traque les prêcheurs de chimères empoisonnées, épure les mosquées. La besogne n’est pas achevée, elle se poursuit vigoureusement sans qu’on soit sûr de déblayer un jour complètement le terrain. La source du terrorisme c’est le bourrage de crâne. C’est ce geyser qu’il faut tarir. On s’y emploie. Ce ne sera pas une mince affaire.
Guy Sitbon
Né à Monastir en 1934, fut correspondant du Monde en Tunisie,
éditorialiste de La Presse de Tunis, grand reporter à Jeune Afrique,
L’Express, le Nouvel Observateur, Marianne. Il a créé Le Magazine Littéraire.
Il est l’auteur de plusieurs livres dont un roman Gagou (Grasset) qui se situe en Tunisie.
http://www.leaders.com.tn/article/16975-guy-sitbon-la-source-du-terrorisme-c-est-le-bourrage-de-crane
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