Que les attentats parisiens n’aient « rien » ou au contraire « tout changé » dans un climat déjà pesant, qu’eux-mêmes envisagent ou non de partir, des Juifs de France disent leurs doutes voire leur désarroi, un mois après les tueries.
Dix-sept morts en trois jours, du 7 au 9 janvier. Et parmi eux quatre hommes juifs abattus à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes – la plus meurtrière attaque antisémite en France depuis 30 ans, avec les assassinats de l’école juive de Toulouse en 2012.
Y’a-t-il, pour la première minorité juive d’Europe (500.000 à 600.000 membres), un « après Hyper Cacher » ? Esther, 37 ans, ne le croit pas.
« Cela n’a rien changé. Il n’y a pas d’avant et d’après le 9 janvier pour moi car la menace est la même, dit-elle.Si les politiques ont été à la hauteur et ont cessé de minorer la chose comme par le passé, l’antisémitisme reste un point aveugle pour les Français. »
Il est pourtant une réalité tangible, avec des violences qui ont plus que doublé l’an dernier par rapport à 2013, sur fond de « nouvel antisémitisme » dans les quartiers populaires.
PULSION DE MORT
En marge de manifestations pro-Gaza l’été dernier, « le climat était pire », selon cette psychanalyste, « la pulsion de mort contre les Juifs était à nu ».
« L’attentat contre l’Hyper Cacher c’est terrible mais ça fait série: Ilan Halimi (assassiné en 2006, NDLR), Merah (2012), Nemmouche (2014)… »
Pour d’autres, les actes des frères Kouachi et d’Amédy Coulibaly ont changé la donne et la vie quotidienne. Il a fallu s’habituer à la présence rassurante, mais impressionnante, de milliers de policiers, gendarmes et soldats supplémentaires déployés devant quelque 700 synagogues, écoles juives et centres communautaires.
A Lucien-de-Hirsch, la plus ancienne école juive de France, dans le XIXe arrondissement de Paris, « on a changé les procédures d’entrée et de sortie dans l’établissement », note le directeur Paul Fitoussi.
Les événements vont-ils pousser des parents à retirer leurs enfants de ces écoles confessionnelles qui accueillent environ 30.000 élèves en France et constituent des cibles évidentes ?
« Il risque d’y avoir des conséquences », redoute le chef d’établissement. Et l’allègement probable, dans quelques semaines, du dispositif de protection suscite des interrogations. « J’entends des parents dire: ça ne va pas être éternel, que va-t-il se passer ensuite ? Il y a une inquiétude, notamment, sur l’après vacances scolaires », confie Moché Lewin, rabbin au Raincy (Seine-Saint-Denis.
Mayanne Dalsace, femme d’un rabbin du XXe arrondissement, dont trois des cinq enfants sont scolarisés en école juive, est quant à elle « impatiente qu’ils en partent ». Et « c’est décidé, la petite dernière ira dans un collège public ». « Quand ils partent le matin je suis angoissée, toute la journée je pense à eux et le soir, quand je les retrouve, je me dis +ouf, encore une journée de passée+ ».
« Avant je me moquais de mon père qui recouvrait ses livres en hébreu de papier kraft quand il prenait le métro ! Maintenant je fais pareil, les bouquins qui ont des caractères hébraïques visibles, je les planque », raconte-t-elle.
ALIYAH ?
Rabbin à Strasbourg, Mendel Samama se désole: « Je parle à des gens qui veulent partir, c’est très inquiétant ». Mais il veut voir « le verre à moitié plein »: « Dans l’histoire du judaïsme, il est rare qu’un État ait pris autant de mesures pour protéger les Juifs ». C’est ce que pense aussi le grand-père de Betty, déporté à Auschwitz, alors que cette femme de 40 ans ne se voit « pas laisser (ses) enfants dans cette France-là », où les attentats ont « tout changé » et où les Juifs sont « en sursis ».
« On se dispute, il ne comprend pas ma position, il me dit +tu ne te rends pas compte, aujourd’hui le gouvernement nous protège, alors qu’avant (sous Vichy,) il nous pourchassait+ ». Betty le reconnaît, mais n’est pas certaine que l’État « soit capable de nous protéger » si les jihadistes « sortent par centaines ».
Elle se prépare donc à l’aliyah, l’émigration juive vers Israël, en attendant « une opportunité professionnelle » pour le faire, tout en sachant que « ce n’est pas pour demain ».
Elle n’est pas la seule à l’envisager: l’Agence juive a enregistré au moins dix fois plus d’inscriptions – plus de 3.000 – à ses soirées d’information à Paris dans les semaines qui ont suivi les attentats, alors que janvier est d’ordinaire un « mois calme », note Daniel Benhaim. Le directeur en France de cet organisme paragouvernemental israélien anticipe 8.500 à 10.000 départs de France vers l’Etat hébreu en 2015, contre plus de 6.500 l’an passé – un record, déjà.
D’autres, pour des raisons de sécurité, préfèrent un exil à Londres, New York ou au Canada. Car Israël fait peur, parfois: « Là-bas, l’alerte attentat c’est tous les jours, c’est un pays en guerre », fait valoir Léa Cohen, 22 ans.
« C’est absurde de dire +je pars en Israël pour me mettre à l’abri+ », dit aussi Mayanne Dalsace. Qui en vient à penser que « la question, en fait, est: où une mère juive peut-elle élever ses enfants tranquillement dans ce monde ?
Ève Szeftel et Benoit Fauchet
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