Depuis le 15 février 2011, la Libye est livrée à une inquiétante instabilité politique et à des violences sans fin entre milices islamistes, groupes ex-kadhafistes et brigades locales. Chaque jour, le pays s’enfonce un peu plus dans la division et le gouffre. L’enjeu est considérable pour l’équilibre de la région entière. Car des positions ralliées au califat irako-syrien de l’Etat islamique se renforcent aux portes de la Méditerranée avec, pour conséquence, une menace directe sur les pays voisins et l’Europe.
Cet indescriptible chaos s’explique, en partie, par des décennies de révolution permanente et par l’absence de structures étatiques pérennes.
L’ère Kadhafi (1969-2011),
une révolution permanente.
Kadhafi était un éternel révolutionnaire, inclassable, sulfureux et excentrique, dont on se souvient des tenues colorées, des lunettes de soleil, des gardes du corps féminins (ses ‘’Amazones’’) et de la tente de bédouin.
Ni laïc, ni démocrate, il a été à la fois protecteur et sans pitié à l’égard d’un peuple qu’il a dominé par la force, mais aussi par d’importantes réformes sociales.
La Libye, ancienne colonie britannique puis italienne, est devenue une monarchie indépendante en 1951. Après le coup d’Etat militaire du 1er septembre 1969, Mouammar Kadhafi, jeune capitaine de 27 ans originaire du désert de Syrte, a d’abord pour ambition d’en faire une République arabe de type nassérien c’est à dire nationaliste, anti-impérialiste et socialiste, fondée sur la ‘’réappropriation des richesses’’ (Lisa Romeo, Clés du Moyen-Orient, 4 mars 2011).
Mais face à l’opposition de l’élite civile, le nouveau régime se radicalise (discours de Zouwâra, 15 avril 1973) pour devenir antidémocratique, anti-multipartiste et antiparlementaire : c’est la « Jamahiriya arabe libyenne » (Etat des masses) censée s’appuyer sur des comités populaires et un Congrès général aux compétences limitées. L’instabilité est savamment entretenue par des réformes structurelles constantes et rarement appliquées (Patrick Haimzadeh, spécialiste de la Libye). La désorganisation récurrente de l’Etat devient un instrument de pouvoir personnel et brutal, répressif et ultra centralisé. Une nouvelle génération de cadres fidèles est formée. (Lisa Romeo, ibid.).
L’économie libyenne est entièrement étatisée, les entreprises sont nationalisées et autogérées. Les importants gisements du pétrole, de bonne qualité et peu chers, ont permis à ce pays pauvre, sans ressources ni industries, de se hisser à la tête des grands pays exportateurs, d’Afrique et de l’OPEP, puis d’offrir à ses habitants une spectaculaire progression de leur niveau de vie. La population vit surtout dans les villes côtières de Tripoli (à l’ouest), de Benghazi et d’El Beïda (à l’est).
Kadhafi s’intitule ‘’Guide de la révolution libyenne’’ qu’il tente, sans succès, d’exporter dans les pays voisins, surtout en Afrique noire (Tchad, Soudan, Burkina Faso, Gambie). Il soutient des mouvements de libération nationale (Angola, Ethiopie), des organisations terroristes internationales (l’Armée républicaine irlandaise –IRA–, la Fraction armée rouge allemande –RAF–), des groupes armés palestiniens, des dictateurs (l’Ougandais Idi Amin Dada). Il est mêlé à divers attentats dont ceux du Boeing de la Pan Am à Lockerbie en 1988 (270 morts) et du DC 10 d’UTA au Niger en 1989 (170 morts).
La rupture avec les Etats-Unis et l’Europe conduit à un sévère embargo décidé par l’ONU sur les avoirs financiers et les biens d’équipement pétroliers (résolutions 748 d’avril 1992 et 883 de novembre 1993). Un coup dur pour un pays en pleine croissance.
Les revenus indispensables de l’or noir se trouvent donc, au début des années 1990, durablement handicapés par les sanctions internationales qui limitent les investissements et la capacité de production. Le double embargo (onusien et étatsunien), qui réduit les recettes de la rente pétrolière, oblige une diversification économique plus ou moins réussie. La Libye comprend qu’elle doit recouvrer une certaine légitimité.
Le régime vit alors une nouvelle révolution, en faveur d’un Etat de droit, juridiquement compatible avec les exigences internationales. Une privatisation est amorcée dans certains secteurs. Le tourisme est valorisé. Une réforme politique projette l’adoption d’une véritable constitution. En vain. La Libye reste dans un perpétuel devenir.
Les réformes sociales sont toutefois incontestables. L’enseignement ou la santé bénéficient de progrès conséquents. La condition de la femme évolue grandement, le mariage est désormais considéré comme « un acte libre et consenti », le divorce permet l’accès à de nouveaux droits, le travail féminin est facilité, y compris à l’armée.
Ces mesures suscitent la colère des oulémas et des groupes islamistes décidés à en découdre tôt ou tard. Ces derniers misent sur ce qui est la clé de voûte du régime : le soutien populaire, lequel s’effrite peu à peu. La réduction des dépenses publiques, la baisse générale des salaires, l’augmentation du chômage (27% des actifs) provoquent des mécontentements qui grondent. Les islamistes attendent leur heure.
Kadhafi a toujours été un ennemi des Frères musulmans et de l’islam radical. Au début des années 2000, il se retrouve ainsi un inattendu ‘’allié’’ de G.Bush et de l’Europe. Avantage dont il tire profit par de nombreux accords commerciaux et par la promesse d’une aide financière européenne. En contrepartie, il coopère avec la justice internationale, indemnise les familles des victimes de l’attentat de Lockerbie, signe le traité de non-prolifération nucléaire (TNP).
L’embargo onusien est levé en décembre 1999. Les relations se normalisent avec l’Occident, en 2002 avec la France, en 2004-2006 avec les Etats-Unis, en 2008 avec la Russie, en 2009 avec l’ONU. Un rapprochement s’accomplit, jalonné de fréquentes visites bilatérales (Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Clés du Moyen-Orient, 10 mars 2011).
En juillet 2007, le président français, Nicolas Sarkozy, se rend à Tripoli. Il y aurait trouvé un financement de cinquante millions d’euros destiné à sa campagne présidentielle, si on en juge les révélations de Médiapart (avril 2012) authentifiées en novembre 2014 par un document signé par Moussa Koussa, l’ancien chef des services secrets de Kadhafi (selon la même source).
Depuis 2011, une guerre civile qui s’éternise.
En février 2011, Ben Ali est tombé en Tunisie. Par un effet domino, le processus semble irrémédiable en « Libye [qui] a toujours été un pays complexe (…) une boîte noire » (Cyrille Rogeau, Clés du Moyen-Orient, 27 mars 2013).
A partir du 15 février 2011, à Benghazi, puis à Tripoli, des manifestations de rue réclament le départ de Kadhafi. Elles sont très durement réprimées par les forces de sécurité et des mercenaires, faisant des centaines de blessés et de morts. Le recours aveugle, et disproportionné, à la violence provoque la démission de plusieurs ministres.
Tout va très vite. Les opposants rebelles bombardés dans les villes de Misrata et Benghazi, sont menacés d’une répression sanglante. En mars 2011, une intervention militaire internationale (résolution 1973 de l’ONU) est obtenue par Nicolas Sarkozy et la France, premier pays à reconnaître le CNT, Conseil national de transition, dirigé par les rebelles. Les combats continuent dans la plus grande confusion mais libèrent l’ensemble du territoire libyen. Le 20 octobre, Kadhafi, isolé et cerné, est tué à Syrte.
Trois jours plus tard, le CNT annonce la fin de huit mois de guerre civile, prévoit de rédiger une constitution démocratique qui sera soumise à référendum et garantit un pluralisme religieux et politique tout en instaurant la charia, base de toute législation. Les milices islamistes armées soutiennent le nouveau régime central qui peine à se mettre en place. L’inquiétude gagne l’ONU, les Etats-Unis et l’Europe, si prompts à se débarrasser de Kadhafi.
Le pays est devenu, en théorie, un régime parlementaire, mais il est profondément divisé et instable. Une nouvelle assemblée de 200 élus, présidée par un islamiste modéré, a du mal à fonctionner. Le gouvernement provisoire s’éternise. De nombreuses milices rivales, tribales et locales (des villes de Misrata, ou de Zenten) se substituent au pouvoir central indigent. Le désordre est général. L’islam fanatique progresse.
Le 11 septembre 2012, le consulat des Etats-Unis à Benghazi est attaqué. L’ambassadeur américain, Christopher Stevens, est lynché à mort. Tripoli présente ses excuses mais explique le ‘’geste’’. « Les assaillants auraient agi en marge de manifestations contre un film jugé offensant pour l’islam (…) intitulé ‘’L’innocence des musulmans’’ réalisé par l’Israélo-Américain Sam Bacile pour qui l’islam serait un cancer (The Wall Street Journal, 12 septembre 2012). Stupeur et consternation gagnent. Le terrorisme et la violence s’installent.
Assassinats et enlèvements se multiplient au cours de l’année 2013-2014.
La Libye semble « abandonnée à son sort » (Le Point, 7 mars 2012), les « dirigeants démissionnent en cascade » (La Croix, 28 mai 2013), « Le chaos parlementaire est à l’image du pays » (Le Figaro, 4 août 2014), la Libye « n’existe plus » (Le Monde, 9 août 2014), entrainée dans une « longue désintégration » (Le Monde, 26 août 2014). Les islamistes « usent de tous les moyens pour parvenir au pouvoir » (Marianne, 25 novembre 2014).
Une grande confusion règne,
autant politique que militaire.
Six premiers ministres se succèdent en quatre ans : Mahmoud Jibril (août-octobre 2011), Ali Tarhouni (octobre-novembre 2011), Abderrahim al-Kib (novembre 2011-novembre 2012), Ali Zeidan (novembre 2012-mars 2014). Aujourd’hui, il y a deux pouvoirs parallèles, celui du pro-libéral Abdallah el-Theni (depuis mars 2014) et celui du pro-islamiste Omar al-Hassi (depuis août 2014).
La Libye est devenue « une poudrière (…) un inextricable conflit politico-militaire … [avec] deux Parlements, deux gouvernements, deux agences de presse officielles. » (Jeune Afrique, 24 novembre 2014). Le Parlement de Tripoli appelé Congrès général national (CGN), élu en juillet 2012, est dominé par les islamistes. L’autre Parlement, appelé Chambre des Représentants (CDR), a été élu en juin 2014 et siège à Tobrouk près de la frontière égyptienne. Seule cette assemblée est légitime pour la communauté internationale.
Une nouvelle guerre civile a donc repris au printemps 2014 entre milices islamistes composées d’anciens rebelles et l’armée du général à la retraite Khalifa Haftar (71 ans), ex-kadhafiste, qui a lancé, le 16 mai, « l’opération Dignité », à la tête de l’Armée nationale libyenne (Le Monde, 16 mai 2014).
Aux côtés du CDR de Tobrouk et du gouvernement d’Abadallah el-Theni, le général Haftar entend faire « la guerre au terrorisme » (The Washington Post, 20 mai 2014) avec le soutien logistique des Emirats arabes unis et de l’Egypte. La coalition Fajr Libya (« Aube de la Libye »), alliée au gouvernement islamiste et au CGN de Tripoli, parle de ‘’coup d’Etat’’ et veut garder le pouvoir avec le soutien du Qatar et de la Turquie (Ria Novosti, 16 septembre).
Fajr Libya, branche de l’AQMI (Al Qaïda au Maghreb islamique), regroupe de multiples filières fondamentalistes proches de l’Etat islamique comme Al-Jammaa al-Libiya, Al-Moukatila ou Ansar al-Charia dont le but est d’envahir la Libye. Ils « veulent l’islam radical et une application stricte de la charia », et font craindre « une vision bien sombre » (Frédéric Encel, JOL Press, 30 août 2014).
A Tripoli, des combats très violents perdurent depuis l’été pour le contrôle de l’aéroport de Tripoli. (Al Jazeera, 23 août 2014). A Zouara, près de la frontière tunisienne, ou autour du champ pétrolier d’Al-Charara au sud, le général Haftar poursuit les combats sans faillir, soutenu par l’unité des forces spéciales et les forces aériennes de l’armée libyenne. A Benghazi, l’actuelle offensive stratégique doit permettre de libérer la ville décrétée « Emirat islamique » par le groupe Ansar al-Charia et la ‘’Brigade du 17-février’’ (BBC News, 15 octobre 2014).
Une fusion s’opère entre le califat irako-syrien et les islamistes de Libye. Le 13 novembre dernier, l’Etat Islamique a revendiqué les attentats contre l’ambassade d’Egypte et des Emirats Arabes Unis à Tripoli (AFP). Un front jihadiste uni avance jusqu’aux portes de l’Egypte et du Sinaï, où affluent les armes et les fous d’Allah, et commence à coloniser la bordure de la Méditerranée avec la prise de la ville côtière de Derna (RFI, 6 octobre 2014).
Le chaos libyen est un « endroit idéal : l’Etat est désintégré, le pays abrite les plus grandes réserves de pétrole du continent et la contrebande y est facile » (L’Obs, 27 novembre 2014).
Derna,
première ville islamiste en Méditerranée.
Prise au printemps dernier par les islamistes de la Brigade Al-Battar (CNN, « ISIS comes to Libya »), Derna, jolie ville historique et portuaire de 100.000 habitants, est devenue le 31 octobre la première enclave islamiste au nord de l’Afrique et surtout le seul territoire, hors de la zone irako-syrienne, qui a prêté allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi et à l’Etat islamique.
La ville s’est trouvée ainsi intégrée de force au « Califat de la terreur » (« Der Spiegel »), au grand dam de la population locale, abandonnée par des pouvoirs publics inexistants et par les tribus locales tétanisées, incapables de réagir. Propagande et exécutions publiques font régner l’ordre au nom du Coran dans cette « province de Cyrénaïque Barqah. ». Les témoignages affluent à l’organisation internationale Human Rights Watch (Extremist militias controlling Derna).
Une demi-douzaine de camps islamistes environne la bourgade avec près d’un millier de combattants étrangers et libyens. Leur position est idéale pour toutes sortes de trafics lucratifs et pour effectuer des attentats dont le but est de déstabiliser un peu plus la région entière. A Tobrouk, Al-Beïda, Benghazi, les attentats-suicides se multiplient depuis un mois.
Derna et la Montagne verte environnante (djebel Akhdar) est de longue date un bastion islamiste lié à Al Qaïda. Un premier camp retranché de combattants libyens en partance pour l’Irak et l’Afghanistan y a été organisé. C’est donc là, déjà sous Kadhafi, qu’est née l’opposition islamiste bien avant février 2011. Aujourd’hui, ce sont les combattants des pays voisins qui viennent à Derna.
La Tunisie est aussi un pourvoyeur important de jihadistes. Il y aurait 3000 Tunisiens partis se battre en Syrie, et deux fois plus auraient été empêchés de s’y rendre, via la Turquie ou la Libye. Quatre cents Tunisiens en seraient revenus, la plupart sont en prison (d’après les statistiques du Ministère de l’Intérieur tunisien).
Le désert du Sinaï est l’autre pourvoyeur de nombreux combattants islamistes. Cette province désertique pauvre, au cœur d’un trafic d’armes et de drogue, est peuplée de Bédouins opposés au gouvernement du Caire qui les maltraitent et les jettent en prison. Une faction jihadiste du nom d’Ansar Beit al-Maqdis (‘’les partisans de Jérusalem’’), se fait appeler « branche sinaïque de l’Etat islamique» et traite le président égyptien Abdel-Fattah Al-Sissi de « serviteur des Juifs » (Times of Israël, 16 novembre 2014). Le groupe a tué des dizaines de soldats et de policiers égyptiens dans des attentats-suicides depuis 2013.
« Derna sera la prochaine cible de l’armée libyenne une fois que la bataille de Benghazi aura pris fin » a prévenu le général Haftar qui a déjà fait bombarder la ville le 27 juin dernier. Il assure vouloir, à terme, encercler la ville par une avancée simultanée de ses troupes depuis l’ouest (Benghazi) et l’est (Tobrouk) avec le soutien déterminant des forces aériennes des bases de Tobrouk et d’al-Abraq (aéroport d’Al-Beïda).
Pour contrer l’avancée de l’armée libyenne, les milices islamistes de Derna viennent de créer une coalition sous le nom de ‘’Conseil de la choura des moujahidine’’ (Atlas Info.fr, 13 décembre 2014). Dans un communiqué paru vendredi 12 décembre au soir, les combattants islamistes de Benghazi et tous les habitants de Derna ont été invités à résister et à rejoindre la coalition « contre la guerre du criminel Haftar et de ses soldats ». Les milices ont ensuite organisé dans les rues de la ville un défilé militaire avec des blindés et des hommes arborant le drapeau noir de l’E.I (L’Orient Le jour, 15 décembre 2014).
« Le danger islamiste se rapproche dangereusement de l’Europe » disait en août dernier le premier ministre britannique, David Cameron. A Derna, « le califat a désormais une plage » titrait Der Spiegel (18 novembre 2014), avant d’ajouter : « à seulement 300 kilomètres au sud de la Crète. »
Jean-Paul Fhima
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