La revue Pardès (éditions In Press), sous la direction de Shmuel Trigano, publie les résultats d’un sondage d’une grande importance sur le leadership juif français (synagogues, centres communautaires, centres cuturels) sous l’égide de plusieurs institutions (Consistoire, FSJU, CCJ, JDC, FMS) : 674 personnes y ont été interviewées par le sociologue israélien Erik H. Cohen décédé il y a quelques jours.
Local et national
Parmi les nombreuses données sur l’état des lieux de la communauté juive que ce sondage révèle, ce qui frappe en premier l’observateur, c’est le recentrage de la vie juive sur le niveau local, aux dépens de l’instance centrale, tant communautaire que nationale. Le CRIF n’arrive qu’en troisième position des institutions avec lesquelles élus et permanents collaborent : à 80% en rapport avec le Consistoire, à 50% avec le FSJU, à moins de 40 % avec le CRIF.
Faut-il parler désormais « des communautés » juives de France, au pluriel ? On ne peut manquer de mettre en relation cette évolution avec celle de l’Union Européenne : le recul de la centralité de l’État découlant du processus d’unification, entraîne l’éclipse du niveau national. Sur ce plan la communauté juive, comme toujours, a une évolution parallèle à celle de l’État.
Ce recentrage va de pair avec l’évaluation de l’avenir. Si ces leaders tirent satisfaction de la vie locale, ils sont pessimistes sur le plan national. Si 87 % estiment que la situation des Juifs dans leur région est « satisfaisante » et 56 % qu’au cours des dernières années « la condition des Juifs dans leur ré́gion est restée la même », ils sont 84 % à estimer que « le statut des Juifs de France a fait l’objet d’une dégradation suite au changement démographique survenu en France ces dernières décennies » et à être pessimistes à̀ 69 % pour l’avenir de la communauté juive.
Recentrage sur une vie religieuse ouverte
Le personnel de ces associations est religieux : 47 % pratiquent plus que leurs parents, 75 % sont traditionnalistes (contre 51 % au plan juif national) avec 3 % seulement de non-pratiquants (qui représentent pourtant 29 % sur le plan juif national). 86 % respectent la tradition juive. 96 % ils affirment leur foi en la solidarité juive. 90 % ont un conjoint juif (la moyenne nationale des Juifs en 2002 est de 69 %), et ils sont eux-mêmes à 77 % opposés au mariage mixte d’un proche…
Néanmoins, contrairement à ce à quoi ces données pourraient conduire, les leaders communautaires témoignent de pluralisme religieux : 86 % estiment que les écoles juives devraient accepter tous les enfants issus de mariages mixtes (59 %) et pour 27 % sous réserve de conversion. 76 % se prononcent pour faciliter le processus de conversion et 58 % souhaitent que l’État d’Israël reconnaisse tous les types de conversions réalisées par les différentes obédiences juives.
Cette position n’est pas facile, car ces leaders ont à affronter un fort noyau d’opposition : le reste des leaders communautaires interviewés, soit 24 %, s’opposent à la facilitation du mariage mixte, tandis que 42 % demandent à Israël de refuser les conversions non orthodoxes et 14 % ne veulent pas accepter les enfants issus des mariages mixtes….
Intégrés mais sur le départ…
Ces leaders de terrain s’inscrivent parfaitement dans la laïcité : ils ont plus de rapports avec l’Etat qu’avec les autres confessions religieuses. Ils ne s’inscrivent nullement dans la concurrence des mémoires : 70 % estiment que l’on parle suffisamment de la Shoah tandis que, si 77 % des sépharades estiment que le traumatisme qu’ils ont connu quand ils ont été chassés et spoliés du monde arabe n’est pas suffisamment reconnu, ils estiment à 41 % que cela n’a plus de sens aujourd’hui. Cependant, le lien de ces leaders avec l’environnement s’est retréci : pour 58 % la plupart de leurs amis sont juifs ; pour 17 %, la moitié et pour 18 %, tous. Ces données pourraient refléter le cloisonnement social (communautaire) de la banlieue parisienne : des liens nourris avec les instances municipales et régionales mais peu avec la société civile. Elles pourraient aussi refléter l’extension de l’atmosphère antisémite conduisant à cet état de faits.
Les leaders communautaires affirment leur attachement au sionisme : 86 % se déclarent sionistes, 84 % sont allés au moins une fois en Israël ces deux dernières années. Ce sionisme est moins idéologique que familial. Le judaïsme français est l’une des rares communautés juives à avoir de nombreux liens familiaux avec la population israélienne : 68 % des leaders y ont des parents proches, 22 % des enfants, 41 % des parents éloignés, 56 % des amis proches, tous ces chiffres se cumulant. Seuls 3 % n’y ont aucun lien. C’est un héritage de l’histoire passée : lorsque les Juifs furent exclus du monde arabo-musulman, le million environ de personnes touchées se partagea en 600 000 à destination d’Israël et environ 300 000 à destination de la France. Les familles se scindèrent.
12% de ces leaders envisagent de s’installer « très prochainement » en Israël, 32% « plus tard », 32% n’y sont pas opposés mais ne l’ont pas envisagé. Seuls 18% n’en ont pas l’intention, et 7% y ont renoncé.
Décapitation du leadership ?
Si l’on couple ce projet avec le fait qu’ils sont relativement agés (moyenne d’âge : 62 ans, seuls 19 % ont moins de 50 ans) par rapport à la moyenne d’âge de la population juive (51 ans) et qu’il n’y a pas de relève générationnelle, c’est une « décapitation » de la vie associative juive qui s’annonce pour les années à venir. Il n’y a pas eu en effet de renouveau naturel du leadership : les leaders actuels sont à 61 % nés hors de France métropolitaine (contre 50 % des Juifs de France) et ils sont en exercice depuis plus de 10 ans.
Le leadership est à 69 % pessimiste pour l’avenir de la communauté juive. Cependant l’antisémitisme n’arrive qu’en 7ème position des menaces et la première étant l’absence de relève des jeunes générations dans la vie associative. D’autres sondages qu’analyse Erik Cohen dans une deuxième étude confirment cette désaffection annoncée car ils montrent que dans la population des 18-40 ans, 33% seulement pensent vivre en France, alors que 41% voient leur avenir hors de France (26% en Israël, 6 % aux USA, 4 % au Canada, 2 % en Australie, etc). Tandis que 27% « ne savent pas », ce qui est un fort pourcentage d’indécis.
La montée de l’islamisme occupe la deuxième position dans la liste des urgences et elle est mise en rapport avec le rapport de la France à la population immigée (84% pensent que le statut des Juifs s’est dégradé du fait du changement démographique). De ce point de vue le déphasage du niveau local et national de la vie communautaire pourrait être le signe d’un sentiment de marginalisation et de perte de repères.
Valeurs religieuses
Enfin, ce sondage présente une nouveauté en ce qu’il questionne les enquétés sur leurs croyances religieuses. On y trouve quelques originalités, notamment le fait que la croyance en Dieu (à 90 %) puisse aller de pair avec seulement 55 % de croyance en la venue du Messie. Ce qui est une incohérence sur le plan des dogmes est cependant significatif sur le plan de la sociologie de la religion. Car ce paradoxe pourrait être un trait typique de l’ultra-orthodoxie (qui n’est pas le courant loubavitch) qui s’est retirée de l’histoire et du destin du peuple juif au profit d’une passivité et d’un fatalisme absolu de sorte que le messianisme y est à son niveau zéro. Cette conception religieuse, couplée avec l’identification majoritaire des enquétés au « traditionalisme » – et donc dans la dissociation d’avec le bloc des croyances de l’ultra-orthodoxie – éclairerait le profil du traditionalisme sépharade actuel sous influence de l’ultra-orthodoxie alors qu’il y a là deux écoles du judaïsme à l’origine très éloignées l’une de l’autre…
http://www.desinfos.com/spip.php?article44317
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