La période la plus triste, la plus pesante et la plus noire du calendrier juif tombe au milieu de l’été.
Commémorations et restrictions
La période entre le 17 Tamouz et le 9 Av du calendrier hébraïque est l’occasion de la commémoration de plusieurs événements catastrophiques qui touchèrent le peuple juif : la destruction des deux temples de Jérusalem (en -586 et +70), la prise de la forteresse de Bétar qui marqua la fin de la révolte de Bar Kokhba (+135), l’expulsion des juifs d’Angleterre (1290), et d’Espagne (1492), ou encore le début de la liquidation de ghetto de Varsovie (1942).
La chaleur de l’été, le soleil brûlant, la torpeur moite des longues journées et des courtes nuits ne sont pas pour le peuple juif l’occasion de réjouissances et de repos, mais plutôt de restrictions, d’angoisses et de deuil.
Inutile de se voiler la face : la commémoration de ces événements historiques lointains est souvent très difficile à faire accepter sur les plages de Juan les Pins ou Tel Aviv. Et les changements de mode de vie ne sont pas les seuls en cause. Il existe aussi, pour les jeunes et les moins jeunes, une difficulté à s’identifier à un judaïsme qui s’exprime par la tristesse, le deuil et les pleurs.
Pourquoi ?
Est-ce la raison pour laquelle les sages du Talmud ont choisi de donner à cette période une autre dimension ? Très tôt, la commémoration d’événements tragiques a cédé le pas devant une réflexion sur les causes de ces événements.
Pourquoi ? Une question relevant moins de politique ou de stratégie que de théologie : pourquoi Dieu a abandonné son peuple, et laissé les ennemis triompher ? La réponse : שנאת חנם, la haine gratuite. Une lecture entre les lignes des textes du Talmud, éclairée par le témoignage de l’historien romain d’origine judéenne Flavius Josèphe dans son œuvre « La guerre des juifs », montre que les contemporains adoptaient un regard critique sur l’attitude des juifs durant le douloureux siège de Jérusalem : luttes fratricides entre factions rivales, extrémistes contre modérés, fondamentalistes religieux contre partisans d’une négociation avec les romains… tout cela se rencontre dans l’expression un peu vague de «haine gratuite».
Explication suffisamment vague pour être acceptable par tous :
- Les rationalistes y voient une description des divisions internes qui eurent pour effet d’affaiblir militairement la résistance judéenne face aux troupes aguerries des légions romaines.
- Les croyants y voient la raison pour laquelle Dieu n’est pas intervenu pour protéger Son peuple et Son temple : les Juifs ne le méritaient pas, car la haine qu’ils se vouaient les uns aux autres et les crimes commis auraient fait « fuir » Sa présence. Sa non-intervention serait donc une punition collective pour la désunion du peuple juif.
Toute haine est gratuite par nature
Dans ces quelques lignes, il n’est pas question de s’attarder sur la valeur de chacune de ces interprétations de l’histoire. Ce qui importe, c’est leur actualité.
Car cette expression « haine gratuite » comporte quelque chose d’intrigant : le mot «haine» se conçoit facilement, et malheureusement n’est pas de nos jours un concept anachronique à l’intérieur du peuple juif (quelques exemples ? Il suffit de regarder les commentaires à certains articles de Tribune Juive…)
C’est le mot « gratuit » qui interroge : si un antagonisme entre deux individus ou deux groupes a une origine idéologique, politique ou autre, cela invalide immédiatement la notion de gratuité, puisqu’il y a une raison, légitime ou pas. A moins de considérer qu’aucune raison n’est valable pour se haïr, et que toute haine est gratuite par nature.
S’il n’y avait qu’une seule leçon à retenir de la célébration du 9 Av à notre époque, ce serait celle-ci : toutes les divergences d’opinion, les dissensions et les désaccords sont légitimes, inévitables, et même nécessaires dans une société démocratique. En revanche aucun antagonisme ne peut justifier des accès de violences verbales ou physiques, des intimidations, ou des menaces.
Lorsque cela arrive, le peuple juif perd toute crédibilité, et sa prétention de représenter une « lumière pour les nations » en prend un sérieux coup. Si moralement et éthiquement nous ne valons pas mieux que les pires dictatures totalitaires, alors nous n’avons aucune raison de justifier le soutien indéfectible de Dieu, ni Ses faveurs particulières.
Le messie ? Si nous le méritons.
Une tradition rabbinique enseigne que le messie tant attendu viendra le jour du 9 Av, l’après-midi, au moment où nous nous trouvons dans la plus grande détresse. Mais évidemment, il ne viendra que si nous le méritons.
Cette année, la période du cœur de l’été fut une des plus tragiques de ces dernières années, pour l’état d’Israël comme pour l’ensemble du peuple juif. Elle le fut par les agressions dont nous avons été victimes, en Israël évidemment, mais aussi en Europe. Malgré cela, dans son immense majorité le peuple juif a su faire preuve de courage et de dignité, de solidarité et d’union dans l’adversité.
Il y eut aussi, il ne faut pas le minimiser, des accès de haine incontrôlée et des débordements dans notre propre camp. Il y eut aussi l’assassinat d’un jeune garçon innocent, que rien ne peut justifier, pas même les victimes civiles ou militaires d’une agression barbare.
Le jour du 9 Av (cette année mardi 5 Août 2014), les juifs pratiquants jeûnent, prient et lisent le livre des Lamentations. Certains le font même en pleurant, tant ce texte est d’une beauté expressive émouvante. Cette année, aux lamentations anciennes nous en ajouterons de nouvelles :
Pour toutes les destructions que nous avons dû subir et faire subir.
Pour les morts de notre peuple, pour les vies brisées et les familles endeuillées.
Pour toute la haine dont nous sommes l’objet.
Pour la haine dont nous nous sommes rendus coupables, la seule sur laquelle nous pouvons agir concrètement.
David Touboul
Rabbin de la communauté massorti de Nice “Maayane Or”.
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