Le grand rabbin, chef de l’orthodoxie…
ou de tous les juifs de France ?
Le Consistoire va-t-il persister « dans la voie ultra-orthodoxe » ou s’ouvrir à d’autres courants, plus modernistes, du judaïsme français ? Tel est le principal enjeu de l’élection dimanche du grand de France, selon la sociologue Martine Cohen.
Dans un entretien cette chargée de recherche au laboratoire GSRL (groupe sociétés, religions, laïcités) du CNRS estime qu’on ne peut plus ignorer l’existence d’un pluralisme dans la représentation et l’expression du judaïsme religieux.
Q. Quel est selon vous l’enjeu principal de cette élection ?
R. « Il est double. Pour le Consistoire central, il s’agit soit de retrouver une optique plus ouverte, plus modérée, pour mettre en oeuvre des réformes religieuses nécessaires, sur la place des femmes ou la formation des rabbins au sein du Séminaire israélite, soit de persister dans la voie actuelle qui, bien au-delà de la « stricte observance », est devenue ultraorthodoxe.
Cette ligne est marquée, depuis la prise de fonction de Joseph Sitruk (grand rabbin de France de 1987 à 2008), par un certain désintérêt pour la société environnante et les disciplines de pensée profanes, et considère que le respect intégral de la « halakha » (la loi juive) implique forcément le refus de tout changement dans son application. Au contraire des « orthodoxes modernes » qui trouvent dans les textes et leurs commentaires des éléments permettant de justifier ces changements.
L’autre enjeu, lié au premier, concerne la gouvernance de l’institution consistoriale par ses administrateurs « laïcs »: nombre de ses gestionnaires réclament aujourd’hui une transparence des procédures et des décisions administratives et financières. Ils s’interrogent aussi avec inquiétude sur la place qu’occupera le futur grand rabbin par rapport au président du Consistoire central Joël Mergui : quelle latitude aura-t-il face à lui ? »
Q. La démission de Gilles Bernheim en avril 2013 a semble-t-il laissé un sentiment de frustration, voire de gâchis chez certains juifs, pratiquants ou non, qui voyaient en lui l’espoir d’une ouverture du Consistoire central sur la société...
R. « Bernheim a en effet pris des initiatives intéressantes. Je pense notamment à la création du centre d’études religieuses dédié aux femmes, animé par Joëlle Bernheim son épouse, dont les cours se déroulent à la synagogue de la Victoire à Paris. Que deviendra ce centre si un ultraorthodoxe est élu grand rabbin de France ?
Mais Gilles Bernheim a peut-être manqué de sens politique, notamment face aux très fortes résistances auxquelles il s’est heurté au sein même du Consistoire. Aurait-il dû par exemple promouvoir clairement une forme de lecture publique de la Torah par des femmes orthodoxes, face à des ultra-orthodoxes qui l’interdisent de manière absolue ? Il est certain par
ailleurs que sa mise en cause pour plagiat et mensonge sur l’agrégation de philosophie a affaibli sa position, d’autant qu’il a tardé à assumer certaines vérités. »
Q. Mais que représente aujourd’hui le grand rabbin de France : les communautés liées au Consistoire, ou tous les juifs de France ?
R. « Le grand rabbin de France représentait jusqu’aux années 1980 encore tous les juifs de France sur le plan religieux, dans la mesure où l’institution consistoriale était ouverte à toutes sortes de juifs, quel que soit leur degré de pratique. Beaucoup de juifs se sont accoutumés à cette institution centralisée mise en place en 1808 par Napoléon.
Peut-être est-il difficile alors pour certains d’imaginer aujourd’hui une situation sans cette centralité consistoriale, comme on a du mal à imaginer la France sans le pouvoir central de l’Etat ?
Pourtant le futur grand rabbin devra accepter de n’être qu’un des représentants des juifs de France, à côté d’autres courants (libéraux, massortis, ultra-orthodoxes), et son poids dépendra de sa capacité à réunir un consensus majoritaire autour d’un judaïsme ouvert et moderne.
N’oublions pas qu’à Paris et en région parisienne, seules 80 synagogues sur 200 sont affiliées au Consistoire. A Marseille également, une grande majorité de synagogues sont indépendantes. Le Consistoire ne peut plus ignorer ces
autres courants du judaïsme religieux et doit accepter de dialoguer avec eux. »
Interview de Martine Cohen par AFP
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