Tunisie : Faut-il y croire ou … faut pas rêver ? par Jean-Paul Fhima

Le dimanche 9 mars, plusieurs touristes israéliens ont été interdits de débarquer d’un bateau de croisière de la compagnie Norwegian Cruise Line (CNL) dans le port de la Goulette à Tunis (André Mamou, Tribune Juive, 10 et 12 mars). Au-delà des cafouillages de la police portuaire, des déclarations gênées du ministère du tourisme, et des représailles (méritées) de la part du croisiériste norvégien qui ne proposera plus la Tunisie à ses clients, l’acte clairement discriminatoire à l’égard des ressortissants de l’Etat juif est révélateur d’un climat d’incertitudes qui perdure malgré les apparences.
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La Tunisie s’est dotée, le 26 janvier dernier, d’une nouvelle constitution. L’Etat d’urgence a été levé le 5 mars. De nouvelles élections législatives et présidentielles sont prévues dans l’année. Le difficile processus de transition, commencé en janvier 2011 avec la révolution du jasmin et le départ du président Ben Ali, semble enfin s’achever. Les Islamistes au pouvoir depuis deux ans se sont volontairement mis à l’écart « par souci de compromis et par refus de guerre civile » (L’Express, 6 mars 2014). Le tout nouveau gouvernement ‘’d’experts indépendants’’ dirigé par Mehdi Jomaâ s’est attelé à « édifier un Etat de droits » (L’Express, 7 février 2014).

Tous les espoirs sont permis … mais. Car il y a un mais.

« La situation économique est très difficile, la croissance est en berne, le chômage élevé, et les violences chroniques » (Nouvel observateur, 27 janvier 2014). Surtout, l’influence islamiste n’a jamais été aussi pesante. Vivement contesté après les assassinats de l’avocat Chokri Belaïd en février 2013 et celui d’un élu, Mohamed Brahmi en juillet suivant, le parti Ennahda n’a eu de cesse de provoquer polémiques, tensions et chaos politique.
Le gouffre inconcevable dans lequel a été précipitée la société tunisienne a fini par provoquer la démission du gouvernement d’Ali Larayedh, ancien secrétaire général d’Ennhada, le 9 janvier 2014.
Aujourd’hui encore, les Islamistes, même loin du gouvernement, gardent leur capacité de nuisance. Un récent sondage les replace en tête des intentions de vote. Patiemment, ils attendent de revenir sur le devant de la scène pour mettre en œuvre leur projet d’islamisation de la société. Leur retrait est purement tactique. Et ils ont tout leur temps. « Islamistes et laïcs vont continuer de s’affronter » (Pierre Vermeren, historien du Maghreb contemporain).

L’incident anti-israélien du 9 mars dernier au port de Tunis

est révélateur de cette influence néfaste de l’islamisme.

D’ailleurs, il y a un précédent.

Début 2012, le président de la communauté juive en Tunisie, Roger Bismuth, déclarait au Journal Le Maghreb que six Israéliens avaient été interdits d’entrée sur le territoire sans raison apparente ni confirmation officielle.
Ces décisions prises en catimini, hors procédure normale d’obtention de visas ou de formalités habituelles, montrent que la Tunisie, malgré les déclarations d’intention de ses gouvernants, se cherche toujours une voie vers la démocratie et la tolérance.

Manifestation anti-islamiste à Tunis en 2013
Manifestation anti-islamiste à Tunis en 2013

Retenons d’abord que le désastreux épisode du bateau de croisière norvégien risque de coûter cher à la Tunisie elle-même, prise en flagrant délit de (vrai) apartheid. « Les passagers n’auront plus à se déverser dans les souks pour aider à la réanimation d’une économie en pleine torpeur » (Jacques Benillouche, Juif.org, 18 mars 2014).
Si le pays avait accueilli en 2010 plus de 900 000 touristes de croisière de différentes nationalités, il y en avait seulement 295 000 en 2011, soit une baisse de 60 % en un an (journal Akhbar, 29 mars 2012).
Du fait des désordres politiques, les armateurs étrangers, en particulier américains, avaient suspendu leurs escales pour les reprendre doucement depuis janvier 2013 (Akhbar, 23 janvier 2013). Des mesures de relance de l’activité de croisière (forfait tarifaire incitatif par exemple) ont été mises en place pour booster ce secteur indispensable à l’économie du pays.
C’est ce qui explique sûrement la grande discrétion des derniers jours dans la presse tunisienne au sujet des citoyens israéliens ostracisés. La publicité d’un tel événement risquerait d’écorner les efforts de reconquête touristique et d’impacter durablement les nombreux secteurs liés au tourisme encore sous perfusion. Sans parler des incidences négatives sur le nouveau gouvernement lui-même en pleine ‘’rénovation’’ du pays.
Quand le président de la république provisoire, Mohamed Moncef Marzouki, visite, dimanche 16 mars à la Goulette dans une précipitation de bon aloi qui ne trompe personne, une exposition sur « l’histoire des synagogues de Tunisie », l’opération markéting à destination de la presse étrangère tente bien plus de réparer les dommages collatéraux en matière d’image du pays que de célébrer la culture Juive.
La manifestation dédiée au patrimoine architectural judéo-tunisien était organisée par l’association Dar El Dhekra (Maison de la mémoire) créée il y a trois ans (journal Nawaat, 12 juillet 2011).  « La Tunisie est fière de ses enfants juifs qui représentent une composante fondamentale de sa culture diversifiée », a déclaré Marzouki qui oublie d’ajouter un détail d’importance : ces mêmes enfants juifs … la Tunisie les a laissés partir (Direct Info, 16 mars 2014).

Ça fait longtemps que le patrimoine juif tunisien

n’est plus visible que dans les musées et les expositions.

ATPJT, 10, rue du Rendez-Vous 75012 Paris Tel: 06 60 65 46 43
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Il y avait 100 000 Juifs tunisiens au moment de l’indépendance en 1956. Il y en a 1500 aujourd’hui, principalement à Djerba.
Le départ massif des Juifs a commencé au moment de la grave crise de la base militaire de Bizerte entre la France et la Tunisie en juillet 1961. Un vent de panique plus ou moins rationnel, aidé par l’argument sécuritaire avancé par le jeune Etat d’Israël, favorisa d’un coup l’alyah de 5000 Juifs. Le président Bourguiba ne fit pas grand-chose pour les retenir.
Les guerres de Six jours et de Kippour accentuèrent ce mouvement d’exil, dominé par « le spectre de la Shoah » (Jacques Benillouche, Slate Afrique, 16 juillet 2012).
Un même sentiment de peur et de danger a été ravivé ces deux dernières années, dans un contexte d’incidents multiples, de harcèlements antisémites et de négligences de l’Etat, a reconnu l’an dernier Yamina Thabet, présidente de l’association tunisienne de soutien aux minorités. Les Juifs « en ont marre d’être utilisés lors des visites officielles de responsables politiques (…) » pour faire croire à une coexistence pacifique avec le reste de la société tunisienne, alors même qu’un imam appelait, à la télévision, à éradiquer les Juifs sans être inquiété par la loi (Journal Jeune Afrique, 8 août 2013).
Ces violences antijuives plus ou moins larvées se soldent parfois par des attentats suicides comme celui de 2002 qui visait la synagogue de la Ghriba, ou par des manifestations agressives, comme celle des Salafistes en 2011 devant la grande synagogue de Tunis. Perez Trabelsi, chef de la communauté de Djerba, a demandé, en novembre 2012, la protection de l’armée à la suite de menaces d’enlèvements et de demandes de rançon. Son fils, René Trabelsi, pressenti pour devenir ministre du tourisme, a dû y renoncer uniquement à cause de son appartenance religieuse (Kapitalis, 23 janvier 2014).
Dans un entretien accordé au Nouvel observateur (25 décembre 2013), Rached Ghannouchi, 72 ans, leader historique d’Ennahda, a revendiqué un modèle de « démocratie musulmane » où les Juifs retrouveront un jour leur place avec « les investisseurs ». Quant au conflit israélo-palestinien, la solution de deux Etats ne lui parait pas possible et viable face à la « colonisation » et « l’inégalité des droits ». Entre les clichés éculés du juif riche et les sous-entendus de racisme et d’apartheid d’Israël, le chef des islamistes tunisiens ne s’effraie pas des contradictions et du double langage.
C’est dans cet état d’esprit que la nouvelle ministre du tourisme, Amel Karboul, a été accusée lors d’une visite dans l’Etat hébreu, de « collaboration avec Israël » (Dreuz.info, 29 janvier 2014). La modernisation affichée de cette jeune femme élégante qui a fait ses études aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne dérange beaucoup, semble-t-il, dans les réseaux sociaux. Ce qui en dit long sur l’influence archaïsante de l’islamisme qui s’est installée dans les mentalités. Et dévoile un farouche antisionisme qui en est le corollaire. L’influence de Gannouchi est omniprésente dans la population et parmi les députés majoritairement opposés à la normalisation avec Israël.
La Gribha, située à Djerba, est la plus vieille synagogue du monde arabe. Chaque année, des milliers de juifs tunisiens viennent y effectuer un pèlerinage en mai.
La Gribha, située à Djerba, est la plus vieille synagogue du monde arabe. Chaque année,
des milliers de juifs tunisiens viennent y effectuer un pèlerinage en mai.

 Malgré les apparences d’un renouveau politique,

la Tunisie n’a pas tourné la page d’Ennahda.

La tolérance affichée à l’égard des Juifs

mais contredite sans cesse par les faits en est la preuve. 

L’islamisme politique d’Ennahda est né sous la présidence d’Habib Bourguiba (1957-1987), quand le régime en place depuis l’indépendance opère un tournant idéologique, conscient de « la fragilité civile et laïque de l’Etat »

(Abdelkader Zghal, CNRS). La légitimité religieuse, voulue par Bourguiba lui-même, a permis de renforcer « une symbolique du pouvoir » (Clément Guillemot, Institut Maghreb Europe). C’est dans ce contexte que l’influence personnelle de Ghannouchi a progressé dans la société et dans la vie politique tunisienne.
Leader de l’association pour la sauvegarde du coran (ASC) créée en juin 1967, Rached Ghannouchi dirige peu après le Groupe Islamique (1972) dont l’objectif est la moralisation sociale et l’idée que « la modernité … est la négation de l’identité d’un peuple et de son histoire ». La laïcité est à ses yeux une opposition à l’islam et aux traditions profondes au nom de pseudo libertés individuelles. Elle ne serait rien d’autre qu’une « atteinte à la neutralité de l’Etat » (Lotfi Hajji, journaliste, écrivain).
 

Rached Ghannouchi
Rached Ghannouchi

Dans les années 1970, les heurts se multiplient. Les Islamistes investissent le débat public et cherchent à déstabiliser le pouvoir, comme le montrent les manifestations de Sfax en septembre 1977. Deux ans plus tard, l’organisation passe à l’offensive, c’est-à-dire à la conquête du pouvoir, et devient un parti politique (Mouvance de la Tendance Islamiste, MTI). Mais arrêté en 1981 puis amnistié en 1984, Ghannouchi est contraint à des concessions de façade et à l’art de la dissimulation appelée taqîya, subtil mélange de prudence et de ruse défendu par le Coran. Cette arme stratégique du parler faux fait croire à des aménagements idéologiques mais servent surtout à contourner les contraintes et à surmonter les obstacles. Il est préférable d’avancer masqué et de prendre son temps pour devenir politiquement correct. Ce qui ne semble pas suffisant.
En mars 1987, un décret de la cour de sûreté dissout le MTI. Dès lors, les Islamistes entrent dans une opposition au régime et tirent de ce nouveau rôle une opportunité remarquable. Encore invisible mais bien réel, le piège islamiste se referme sur la Tunisie.
A son arrivée au pouvoir en novembre 1987, Ben Ali rétablit le parti islamiste devenu Mouvement de la renaissance, Ennahda.
Alors qu’ils projetaient peu avant un coup d’Etat, les fidèles de Ghannouchi deviennent subitement légalistes et démocrates. Pas pour longtemps. En 1990-1992, ils sont qualifiés de « menace extrémiste dangereuse ». 200 chefs d’Ennahda sont arrêtés. Commence alors « une guerre sans merci avec Ben Ali » (Nicolas beau, Jean-Pierre Tuquoi, « Notre ami Ben Ali, l’envers du miracle tunisien », Edition La Découverte, Paris 1999, réédition 2011).
Installé à Londres, Ghannouchi dirige une sorte d’opposition en exil pendant que son parti développe un solide réseau de financement et de soutiens internationaux. Nullement embarrassé par un énième changement de cap, il se présente en novateur moderniste et digne héritier de la gauche progressiste. Donnant l’image d’un islamisme fréquentable, il défend l’égalité de la femme, le pluralisme, les libertés démocratiques.
Quand Ben Ali est chassé à son tour, Rached Ghannouchi revient en héros national, acclamé par la foule comme un libérateur. Avec 89 députés élus le 23 octobre 2011, Ennahda, première force politique du pays, compte seize ministres sur trente-deux dans le nouveau gouvernement. La patience finit toujours par payer !
C’est désormais le quasi homme d’Etat qui est reçu au Qatar, en Algérie, en Libye où il s’affiche avec un responsable d’Al Qaïda, pendant que l’un de ses proches se déclare favorable au Hamas. Ses déclarations à la rigueur morale ambiguë, favorables au jihadisme, sont régulièrement dénoncées dans la presse. Le 25 février 2013, le journal Jeune Afrique l’accuse d’avoir trahi la révolution tunisienne. L’écrivain Mohamed Talbi voit, dans ses appels à la démocratie, un manque évident de sincérité. Le professeur d’université Larbi Bouguerra l’accuse de prôner la polygamie, de vouloir sauver le pays ‘’du dévergondage et des mœurs dissolues’’. Les masques tombent.
Ghannouchi affirme que son parti a quitté le pouvoir « par choix éthique ». (Le Monde, 14 janvier 2014). Le terme de ‘’choix stratégique’’ serait plus adéquat.
L’art de la dissimulation n’a pas dit son dernier mot.
Aujourd’hui, La Tunisie, divisée et malade, tente une cure de désintoxication islamiste, seul remède possible pour retrouver un dialogue national. Mais le pays convalescent est-il à l’abri d’un nouveau coup de froid politique ? Le récent réchauffement constitutionnel est-il enfin de bon augure ? Ou bien les Tunisiens se laissent-ils bercer par de nouvelles illusions ?
Jean-Paul Fhima
JPF-Signa
 
 

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