Le vendredi 7 février, le gouvernement de Mariano Rajoy annonçait le projet d’une loi permettant aux descendants des Juifs expulsés en 1492 d’acquérir la nationalité espagnole sans renoncer à leur nationalité d’origine. Cette décision est quasiment acquise car le Parti populaire (PP) à la tête du gouvernement actuel détient la majorité au parlement. Une fois la loi votée, les prétendants à la naturalisation auront deux ans pour accomplir les démarches nécessaires.
Les Juifs séfarades peuvent déjà demander la nationalité espagnole mais après avoir vécu deux ans en Espagne, et sans cumul des passeports, ce qui a suscité « jusqu’à présent peu d’enthousiasme » (JSS News, 25 décembre 2012). Désormais, cet écueil est réparé. Pour être naturalisé, il faudra simplement prouver son lien avec l’Espagne via la langue, le nom ou la culture et montrer son appartenance à la communauté séfarade par un certificat délivré par l’Etat civil ou par un rabbin. Quel que soit le lieu de résidence, une attestation émise par la Fédération des communautés juives d’Espagne donnera droit à la nationalité espagnole.
Le projet de loi remporte depuis un mois un grand succès.
Une jeune avocate de Haïfa, Maya Weiss-Tamir, a déjà reçu plus d’un millier de demandes d’Israël mais aussi des Etats-Unis ou d’Europe. Le président de la communauté juive de Madrid, David Hatchwell, a enregistré plus de 5000 demandes de renseignements. Les consulats de Tel Aviv et de Jérusalem ont été assaillis par les nombreux postulants.
Cette décision fait suite à une réconciliation nationale engagée en 1992 par le roi Juan Carlos. A l’occasion de l’anniversaire des 500 ans du décret dit « de l’Alhambra » (31 mars 1492) qui obligeait les Juifs à se convertir au catholicisme ou à quitter le pays, le monarque avait parlé de « réconciliation » et disait que « les Juifs doivent se sentir chez eux en Espagne ».
D’après les historiens, il y avait environ 200 000 Juifs en Espagne en 1492. Les Séfarades seraient aujourd’hui 3.5 millions dans le monde (dont 1.4 million en Israël) mais à peine 50 000 en Espagne c’est-à-dire dix fois moins qu’en France.
Le ministre de la justice, Alberto Ruiz-Gallardon, s’est souvent exprimé sur le sujet. Il a parlé de «retrouvailles» acceptées favorablement par «l’immense majorité des Espagnols» (El Pais, 23 novembre 2012). Il a précisé plus récemment que cette future loi est destinée à « réparer la dette (… et) l’erreur historique » à l’égard de ces milliers de Juifs chassés par Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon. Les Séfarades, a-t-il précisé, ont gardé pendant des siècles des liens culturels et historiques forts avec leurs racines ibériques. « Le fait d’être juif séfarade est reconnu comme une circonstance exceptionnelle de lien avec l’Espagne ».
Dans la presse espagnole, il a longuement été question de la dette du pays à l’égard des Juifs. « Les Séfarades sont les Andalous d’Israël » (Diaro de Sevilla, 27 juillet 2013).
La presse s’est fait l’écho de nombreux témoignages émouvants comme celui de Avraham Haim, 72 ans, président du Conseil de la communauté juive séfarade de Jérusalem. « Jamais je ne me suis senti étranger quand j’ai visité l’Espagne ». Il assure que ses trois fils solliciteront comme lui la nationalité espagnole. Pour Jose Caro, descendant d’un des plus influents érudits juifs exilé en 1492 avec sa famille, « nous pourrons dire à nos enfants que nous avons la possibilité de retourner sur la terre de nos ancêtres ». Malgré les siècles et les déplacements au Portugal, puis à Chypre, en Grèce, en Turquie, au Chili ou en Israël, la famille Caro a toujours maintenu des liens forts avec la culture espagnole. Le père de Jose possède une centaine d’enregistrements musicaux en ladino et en judéo-espagnol, patrimoine ancestral que le groupe pop turc Trio Sefarad et la chanteuse israélienne Yasmin Levy contribuent à populariser. Le quotidien spécialisé El Economista évoque, quant à lui, les aspects pratiques de cette décision, comme l’espoir pour les jeunes israéliens de « venir en Europe, y trouver du travail, éventuellement s’y installer » (7 février 2014).
Dans la presse française, la nouvelle a été plus diversement interprétée. Certains journaux ont misé sur une approche dépouillée et neutre : « La naturalisation … en 4 questions » (l’Express, 11 février 2014). D’autres ont souligné la force symbolique du message : « l’Espagne rouvre les bras aux Séfarades » (Le Figaro, 13 février 2014) ; « Les Israéliens ont la fièvre espagnole » (Le Point, 14 février 2014).
Mais le ton, semble-t-il, a laissé poindre ici et là une légère ironie pour ne pas dire parfois un vrai sarcasme : « L’Espagne souhaite la bienvenue à ‘’ses’’ Juifs séfarades (Le Monde, 14 février 2014) ; « L’Espagne, terre promise », « une bonne occasion d’obtenir un passeport européen à l’œil » (Libération, 14 février 2014) ; « L’Espagne fait une fleur intéressée aux Juifs séfarades » qui aimeraient faire « du business ». (Rue 89, 14 février 2014).
L’Espagne aurait « mauvaise conscience » (Le Monde, 14 février 2014). Elle souhaiterait attirer des citoyens bien formés et réputés détenir des revenus confortables, susceptibles, par exemple, de relancer le marché immobilier moribond. Elle en profiterait pour faire une opération de marketing vantant les mérites d’un pays tolérant et d’une société ouverte et plurielle. Les Juifs seraient trop contents, d’autre part, de la bonne aubaine d’obtenir un second passeport pour « s’assurer une issue de sortie », au cas où la situation se dégraderait pour eux, comme c’est déjà le cas en Turquie, au Venezuela, en Israël même « où bon nombre de citoyens rêvent (…d’) une sorte de police d’assurance au cas où la situation sécuritaire tournerait mal » (Le Monde, 14 février 2014).
Dans la presse israélienne, le projet de loi a été accueilli avec un emballement teinté d’une certaine perplexité.
Yediot Aharonoth a rapidement publié une liste de 5200 patronymes séfardis. Parmi ces noms, figure celui de la top-modèle Natalie Dadon, fière d’avoir un jour à côté de son passeport israélien, un passeport espagnol. « Pourquoi pas ? » se disent, comme elle, de nombreux compatriotes.
Matthew Kalman, dans Haaretz, craint un regain de l’antisémitisme à cause de ce « favoritisme législatif » et en cas d’afflux massif des Juifs. L’Espagne, à ses yeux, « n’a pas bien mesuré toutes les conséquences de ce texte de loi », sorte de cadeau empoisonné suscitant jalousie et agacement, notamment chez les Musulmans qui réclament la même chose. Ce qui n’empêche pas le journal de relativiser ces inquiétudes par la publication d’un dessin humoristique dans lequel une file de supporters de foot portant le maillot du FC Barcelone fait la queue devant le consulat d’Espagne.
Derrière un titre faussement optimiste (« L’année prochaine à Tolède ? »), Nathan Cahn dans The Jerusalem Post émet de sérieuses réserves. S’il concède « (qu’) il n’est jamais trop tard », il parle aussi d’une « décision surprenante » qui serait « une opportunité en or » pour l’Etat espagnol affaibli par la crise économique et soucieux « d’augmenter les ressources fiscales du pays » (18 février 2014). Histoire de refroidir l’euphorie des dernières semaines, Nathan Cahn cite des témoignages de jeunes juifs sceptiques. Josh Nathan-Kazis par exemple, journaliste de 28 ans au Jewish Daily Forward de New York, dit adorer l’Espagne mais n’avoir absolument aucun lien ni racines avec ce pays.
Le Jérusalem Post rappelle par ailleurs qu’un sentiment antijuif assez virulent existe toujours en Espagne, comme l’atteste le rapport sur l’antisémitisme de 2010 réalisé par la Fédération des communautés juives d’Espagne (FCJE) qui parle de constat « affligeant ». Enfin, l’attention du lecteur est portée sur les importantes manifestations anti-israéliennes qui ont eu lieu en janvier 2009 à Madrid (200 000 personnes) et à Barcelone (150 000 personnes) contre l’opération Plomb durci à Gaza. En Catalogne, la journée de l’Holocauste avait été annulée en signe de protestation. Le gouvernement Zapatero avait réclamé à l’ONU des sanctions contre « la colonisation d’Israël » et même songé à négocier avec le Hamas.
Ces opinions partagées entre l’engouement et le scepticisme nous disent à quel point de toute évidence, il existe, entre juifs et Espagnols, une histoire commune, longue et complexe. Car ce n’est que lentement et tardivement que les conséquences de 1492 ont été réparées. Un souvenir désastreux vécu par les Séfarades comme « la pire catastrophe avant la Shoah » (Le Monde, 9 janvier 2007).
L’expulsion des Juifs a été initiée par Torquemada, le sinistre chef de l’Inquisition. Jusqu’à l’abolition de celle-ci, en 1834, le décret de l’Alhambra a donc été rigoureusement appliqué, malgré quelques velléités de changements. En 1797, le ministre du commerce du roi Charles IV propose d’accueillir de nouveau les Juifs. Sa demande est rejetée et l’expulsion confirmée par une ordonnance (juillet 1800).
En dépit de nouvelles et infructueuses tentatives, il faut attendre la seconde moitié du 19ème siècle pour voir une lente réintégration des Juifs dans la société espagnole. Un décret de 1855 autorise la liberté religieuse. Le judaïsme est toléré, les Juifs autorisés à circuler dans le pays. En 1887, une loi permet le retour définitif des Juifs avec le rétablissement entier de leurs droits. En 1924, un décret royal accorde aux Juifs la nationalité espagnole mais de manière restrictive et limitée.
En 1935, la jeune République confirme la possibilité d’acquérir la nationalité pour les Juifs, à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Maïmonide. Pour la première fois, est tenu par le gouvernement un discours de repentance. L’Espagne veut effacer « les vestiges d’un passé obscur ». La communauté de Barcelone puis celle de Madrid comptent quelques milliers de Juifs pratiquants. Mais les Séfarades restent méfiants et leur retour est loin d’être massif car le décret de l’Alhambra n’est toujours pas aboli.
Le soutien et la fidélité des Séfarades d’Afrique du Nord au général Franco pendant la guerre civile ont accéléré la reconnaissance politique des Juifs, malgré l’ambiguïté entretenue par le caudillo pendant la seconde guerre mondiale. Si, à aucun moment, l’Espagne n’a mis en place des mesures raciales contre les Juifs, il faut bien reconnaître que certains aspects posent question. A ce propos, Michel Gurfinkiel (journaliste, écrivain) s’est demandé si la loi de retour annoncée par Rajoy n’était pas un aveu de « repentance » (CRIF, 11 février 2013).
« Franco a fiché les Juifs » (Le Nouvel Observateur, 21 juin 2010). Une circulaire de 1941 aurait, en effet, créé un fichier (aujourd’hui disparu) d’environ 6000 Juifs d’Espagne, nationaux et étrangers, laquelle liste aurait été remise à Himmler et aurait servi au dénombrement des Juifs promis à la solution finale décidée à Wannsee en janvier 1942. Parallèlement, Franco a délivré de nombreux visas et passeports de complaisance à plusieurs dizaines de milliers de Juifs de toute l’Europe pour lesquels l’Espagne est devenue incontestablement un lieu de refuge ou de transit.
Ce fut le cas de la jeune juive allemande Inge Berlin-Volgestein, passée clandestinement en Espagne par les Pyrénées en avril 1943, accueillie à Barcelone par le ‘’Joint Distribution Committee’’ … puis exilée aux Etats-Unis où elle vit toujours (site Ariège Pyrénées).
Les relations entre Franco et les Juifs préoccupent beaucoup les historiens, les uns accentuant son supposé antisémitisme, les autres retenant plutôt sa sympathie réelle envers les Sépharades. Sans doute, a-t-il fait preuve d’une « ambivalence coupable » (Marc-André Chargueraud, Institut Sépharade Européen, ISE). Son inénarrable entrevue avec Hitler à Hendaye, le 23 octobre 1940, a duré neuf heures et n’a abouti à aucun accord. Le führer aurait confié à son entourage : « Plutôt me faire arracher quatre dents que de recommencer une telle entrevue ! ». Jamais le mot espagnol ‘’palabras’’ n’a été aussi bien choisi. Cependant, un an plus tard, ‘’la division Azúl’’ était envoyée par l’Espagne sur le front russe pour épauler l’armée allemande. Difficile donc de se déterminer face à une personnalité ambiguë et un dictateur inclassable.
Plus tacticien habile qu’idéologue buté, Franco a combattu les Juifs quand ils étaient ses ennemis politiques, comme les communistes. Il leur a montré de l’intérêt et même de la bienveillance quand ils lui étaient fidèles. Ce fut le cas des Juifs marocains qui n’ont jamais démenti leur attachement au franquisme.
Le décret de l’Alhambra est enfin aboli en 1967. L’année suivante, est inaugurée la première synagogue d’Espagne à Madrid, la première depuis 1492 ! La constitution démocratique donne aux juifs en 1978 l’égalité complète. L’Espagne accorde plus largement la citoyenneté aux Juifs séfarades à partir de 1988, lorsque le gouvernement de Felipe González modifie une première fois dans ce sens le Code civil. Ces concessions sont brutalement interrompues en 2009 par le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero, avant d’être reprises en 2012 par le gouvernement Rajoy.
Espérons que la bonne nouvelle annoncée récemment sera la dernière étape de ce lent processus législatif et de cette difficile réintégration historique.
Sans parler de ‘’devoir de mémoire’’, la prise de conscience d’un « vécu collectif » met fin en Espagne à « plusieurs siècles d’oubli » (Danielle Rozenberg, CNRS). Après un long chemin de retrouvailles, les Espagnols interpellent le passé et tendent la main à leur double séfarade.
Un bel exemple pour l’Europe.
Jean-Paul Fhima
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