La ministre de la culture Aurélie Filippetti vient d’annoncer en janvier dernier la restitution prochaine de trois tableaux de maitres conservés en dépôt dans les musées d’Etat du Louvre et de Dijon. Ces œuvres font partie des milliers d’objets d’art volés aux Juifs déportés par l’Allemagne nazie et récupérés par l’Etat français à la Libération. Sept œuvres spoliées ont déjà été rendues l’année dernière dont six au seul et même descendant d’un propriétaire décédé aux Etats-Unis.
En janvier 2013, dans un rapport au Sénat sur le sujet, l’historienne et sénatrice Corinne Bouchoux souhaitait « donner une nouvelle impulsion à la recherche de provenance ». Ses livres et travaux personnels ont inspiré un film américain qui sortira en mars prochain, The Monument Men, réalisé par George Clooney. Une exposition au Mémorial de la Shoah à Paris a montré récemment (janvier-septembre 2013) la responsabilité du régime de Vichy dans les spoliations faites aux Juifs. En novembre 2013, l’hebdomadaire allemand Focus révélait la découverte de 1406 tableaux dans un appartement munichois provenant de l’ancienne collection privée de Hildebrandt Gurlitt, marchand d’art.
Voilà de quoi raviver l’intérêt de l’opinion publique sur un sujet qui touche autant au droit qu’à l’éthique mémorielle. Restituer ces biens indûment acquis est autant un devoir de mémoire qu’un simple problème d’indemnisation.
On estime qu’en France, 100.000 objets d’art ont été volés aux Juifs pendant l’occupation. Sur les 63000 œuvres rapatriées d’Allemagne depuis 1945, 45400 tableaux identifiés par des Commissions de récupération artistique ont été rendus à leurs héritiers comme les Rothschild ou les David-Weill. 13000 œuvres non identifiées ont été vendues aux enchères. 2058 parmi les plus précieuses dites MNR (Musées Nationaux de Récupération) ont été distribuées dans 57 musées de France.
Les MNR n’étant pas propriété publique, un groupe de travail a été nommé en mars 2013 pour retrouver les propriétaires ou leurs ayants-droits. Le site internet Rose Valland publie un répertoire de ces ‘’biens en dépôt’’ ainsi qu’une documentation historique et juridique. Rose Valland (1898-1980) était attachée de conservation au musée de Jeu de Paume où les Allemands entreposaient les œuvres avant leur départ pour Berlin.
Les efforts exemplaires de la France dans ce domaine
ne sont pas les mêmes partout en Europe.
Les recours sont souvent difficiles voire impossibles. Un détenteur européen d’objet volés mais réputé ‘’de bonne foi’’ est légalement propriétaire sans contestation. Parfois, certaines œuvres volées et répertoriées officiellement ont été placées dans des fondations (en Allemagne, aux Pays-Bas), ou nationalisées (République Tchèque). En Autriche, les restitutions ne sont imposées par la loi que depuis novembre 1998. En Russie, les œuvres confisquées par les Soviétiques sont considérées comme des trophées de guerre et non restituables. Difficile de s’y retrouver. « Le sujet est tabou » (Jean-jacques Neuer, avocat d’affaires internationales).
En l’absence de preuve formelle de spoliation et en vertu d’une prescription de trente ans au-delà de laquelle la propriété d’une œuvre d’art ne peut plus être contestée, le gouvernement fédéral allemand devrait rendre à Cornélius Gurlitt un certain nombre des tableaux retrouvés chez lui. « Un mauvais choix » a déclaré le président du Conseil central des juifs allemands, Dieter Graumann (Süddeutsche Zeitung). Le président du Congrès juif mondial (WJC), Ronald Lauder, a qualifié de « scandaleux » cette décision. Il a insisté sur la responsabilité morale de l’Allemagne et réclamé un changement de loi (discours du 30 janvier 2014).
Les choses bougent toutefois. A la suite d’une enquête interne dans les musées néerlandais concernant 139 tableaux aux origines douteuses, soixante et un objets ont été rendus à leurs propriétaires. En Allemagne, l’affaire Gurlitt a des conséquences positives. Sur le site Lostart.de le parquet d’Augsburg-Sud, compétent dans le dossier munichois, va dévoiler 590 œuvres fortement suspectées de spoliation. A Berlin, l’expert Uwe Hartmann travaille dans le même sens en collaboration étroite avec la Jewish Claim Conference chargée de la restitution des biens spoliés sous le nazisme.
Trois cents œuvres retrouvées chez Gurlitt sont déclarées volées. Des doutes demeurent sur beaucoup d’autres. Il y aurait des Chagall, Matisse, Picasso et autres chefs-d’œuvre inestimables. Certains proviendraient d’une collection parisienne démantelée par les Nazis.
On sait qu’il existait dans tous les pays occupés des agences allemandes qui géraient les confiscations de collections privées ou de galeries d’art. Elles étaient dirigées par des dignitaires nazis comme Heinrich Himmler, Reinhard Heydrich et Alfred Rosenberg. L’une des plus connues est l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), celle-là même qui a officié en France, mais aussi en Belgique et aux Pays-Bas. « En général on a toutes les traces de la spoliation et des différents acteurs » (Tal Bruttman spécialiste français des spoliations).
Il y a eu des millions d’objets d’art pillés et gérés par ces agences. Malgré les enquêtes nombreuses d’identification ici et là, la plupart restent aujourd’hui encore dans des fonds nationaux ou chez des collectionneurs privés à travers toute l’Europe, aux Etats-Unis et ailleurs, sans que l’on puisse toujours déterminer leur origine.
Mais les spoliations
ne concernent pas que les œuvres d’art.
Les pillages ou les ventes forcées ont touché les biens mobiliers et immobiliers, les entreprises et les avoirs financiers. Le régime hitlérien reposait entièrement sur la politique dite d’aryanisation économique c’est à dire sur une expropriation des Juifs dans tous les pays d’Europe, vaincus, occupés ou inféodés à l’Allemagne qui n’a pas été la seule bénéficiaire des spoliations
En France, si une partie a été reversée au Reichskreditkasse, l’essentiel des spoliations est resté dans les mains des autorités vichystes. A partir de la fin 1941, la Caisse des dépôts et consignations est chargée de payer l’exorbitante amende d’un milliard de francs infligée par les Allemands, ce qui est rendu possible par la vente des biens juifs. Des millions de francs sales sont ainsi blanchis en toute impunité par un Etat-crapule qui mise sur ces ‘’rentrées d’argent’’ pour s’acquitter auprès de l’occupant et atténuer les souffrances de la population. Les fonds ainsi constitués ont directement financé des comités d’aide aux ouvriers ou des caisses d’indemnisation des victimes des bombardements. L’historien américain Robert Paxton a décrit dans son livre Vichy et les Juifs (1981) un véritable « déchaînement de convoitises ».
Par ordonnance, les Allemands appliquent l’aryanisation en zone occupée dès l’été 1940. Avant la fin de cette même année, l’historien Henri Rousso estime que la moitié des biens juifs est rackettée, surtout les collections d’art volées par l’ambassadeur Otto Abetz. En zone sud, le Commissariat Général aux Questions Juives de Xavier Vallat (CGQJ) est chargé par l’Etat français (loi du 22 juillet 1941) de mettre en place l’aryanisation économique.
Deux chercheurs-pionniers ont décrit avec minutie le processus de la politique franco-allemande de spoliation. Il s’agit du Français d’origine russe Joseph Billig, et de l’Américain Raul Hilberg « l’archéologue de l’Holocauste » (Annette Lévy-Willard, Libération, 5 décembre 1996). Ces travaux restent aujourd’hui encore des références[1].
Dès le 12 novembre 1943, l’ordonnance publiée par le Comité national français (France Libre) prévoit la nullité des actes de spoliation. Celle émise par le Gouvernement Provisoire de la République Française le 21 avril 1945 édicte la restitution de leurs biens aux victimes. L’inventaire de ces biens et de leur valeur est donc réalisé pour la première fois par le GPRF puis la IVème République. Les restitutions sont alors importantes mais incomplètes ; elles bénéficient davantage aux entreprises qu’aux particuliers.
Il va de soi que « l’ombre de l’extermination se projette » (Claire Andrieu, Sciences Po) car tous les Juifs enregistrés et arrêtés par la milice française ont été victimes de ces pillages organisés. Ce qui frappe dans l’immédiat après-guerre, c’est la quasi absence de témoignages directs. Soit les principaux intéressés ont disparu, soit ils se sont tus, soucieux de réintégrer une vie normale. Le drame et les conséquences de l’extermination ont longtemps pesé sur les survivants et ont sûrement expliqué le règlement tardif des exactions germano-pétainistes.
Il faut attendre les années 1990 pour que des commissions diverses soient chargées de la réalisation effective de ces réparations auprès des particuliers.
En 1995, dans un fameux discours, Jacques Chirac reconnait la responsabilité du régime de Vichy, en particulier dans les spoliations. En mars 1997, la Mission Mattéoli est chargée par Alain Juppé, premier ministre, de mettre en œuvre une politique efficace de restitution-réparation-indemnisation. Sous l’impulsion de commissions d’enquêtes composées d’éminents spécialistes à Paris, Lyon, Grenoble, Marseille et Bordeaux, place est laissée à l’investigation historique. Dès lors, les témoignages ‘’de seconde génération’’ affluent.
Un précieux travail est effectué sur l’aryanisation des entreprises, les spoliations financières et les avoirs bancaires, les biens des Juifs internés dans les camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, et même les droits non perçus d’auteurs-compositeurs juifs. Les conclusions finales rendues sous forme d’un copieux rapport en avril 2000 ont mis en lumière « la multiplicité et la complexité des mécanismes de spoliation ».
Outre les objets d’art, tous les secteurs de l’économie ont été touchés :
80 000 comptes bancaires et environ 6000 coffres bloqués ; 50000 procédures d’aryanisation engagées ; plusieurs millions de livres pillés ; 38000 appartements vidés. Le tout comptabilisable (œuvres d’art comprises) a été évalué à environ 1.3 milliard d’euros.
Pour Annette Wievorka, « la spoliation des Juifs est une des étapes de la Solution finale ». Pour Antoine Prost, les spoliations étaient « une persécution quotidienne (…) une préface du génocide ».
Outre les questions d’obligation morale des restitutions, et du droit transmissible des propriétaires, existera-t-il un jour un solde pour tout compte de ce qui restera forcément incomplet et inachevé ? Comme frappées par un doute imprescriptible, les spoliations sont l’empreinte d’un génocide qui apparaît dans sa cruelle et gênante spécificité. La maladive amnésie qui frappe nos contemporains ne pourra pas en nier le sens. On peut tuer l’homme, sa maison, ses biens et ses souvenirs. Le crime, même réparé, conserve sa juste place dans la mémoire collective.
Jean-Paul Fhima
[1]Paul Billig, Le Commissariat général aux questions juives, Editions du centre, Paris, 1955-1960 ; Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Yale University Press, Etats-Unis, 1961(traduit en français en 1988 chez Fayard, Paris).
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