Le dilemme égyptien : violence ou violence ? par Jean-Paul Fhima

 Le projet constitutionnel soumis à référendum ces 14 et 15 janvier

va consolider en Egypte la toute-puissance de l’armée.

Le général Abdel Fattah al-Sissi devrait annoncer sa candidature à l’élection présidentielle.

Depuis la chute d’Hosni Moubarak en 2011, la transition démocratique en Egypte est difficile pour ne pas dire chaotique. Deux ans de tensions et de violences, d’autoritarisme et d’islamisation, ont exacerbé les rivalités politiques.
Mohamed Morsi, le président élu en juin 2012, proche du Hamas et issu des Frères musulmans, a été renversé par le mouvement populaire Tamarod (rébellion en arabe) le 3 juillet 2013. Un gouvernement libéral de coalition s’est installé en attente de nouvelles élections. Mais c’est le Conseil Suprême des Forces armées (CSFA), seul vrai pilier des institutions, qui est aux commandes avec pour feuille de route le rétablissement de l’ordre et de la stabilité économique.
morsi
Les militaires veulent en finir avec l’insécurité, l’inflation, le chômage, la baisse des salaires, les pénuries, dans un pays où 40% de la population vit sous le seuil de pauvreté avec de petits boulots précaires à la journée. Le déficit budgétaire se chiffre à 11% du PIB. Les réformes sont donc une priorité mais risquent d’être coûteuses et impopulaires. Ce qui peut faire basculer l’opinion très versatile. Alexandre Goudineau, journaliste à Egypt Independent et Mada Masr, parle d’ « un avenir incertain ».
Or, si la foule bigarrée des places Tahrir et Rabaa al-Adawiya est « jeune, imprévisible et mouvante, sans réelle appartenance politique claire », les islamistes sont bien organisés et déterminés à relever le défi d’une guerre d’usure. Très actifs par leurs œuvres sociales et leurs associations caritatives, les militants pro-Morsi sont très influents dans les banlieues et les provinces les plus pauvres. Si elle veut garder la main, l’armée doit faire vite.
Fin décembre 2013, les Frères musulmans ont été désignés ‘’organisation terroriste’’ à la suite de récents affrontements et d’attentats à la bombe. Quinze personnes ont trouvé la mort à Mansoura au nord du pays. Plus de deux mille membres de la confrérie ont été arrêtés, dont son guide suprême, Mohammed Badie, ainsi que le chef de sa branche politique, le Parti de la Liberté et de la Justice. Dans les prisons s’entassent des milliers de détenus, les condamnations pleuvent, certaines à perpétuité. La peine capitale n’est pas exclue. Certaines chaines privées de télévision ont été fermées comme Ahrar 25 (la chaine des Frères musulmans).
L’état d’urgence face à la menace islamiste autorise une répression policière féroce. S’est installé dans le pays une surenchère de répression d’un côté, de menace de guerre civile de l’autre. La violence se normalise. Une « logique de terreur » a commencé (Sophie Pommier, Sciences Po).

A la terreur de la Charia s’oppose la terreur de l’armée.

Fatah_Khalil_Al-Sisi
le général Abdel Fattah al-Sissi

Dans ce contexte, le général Abdel Fattah al-Sissi fait figure d’homme providentiel. A la fois ministre de la défense et vice-premier ministre, cet officier charismatique à la carrière irréprochable a été formé aux Etats-Unis et aux services de renseignement. Il a travaillé avec les renseignements israéliens. Selon des sources islamistes, sa mère, originaire de Safi, serait même juive. Elle aurait renoncé à sa nationalité marocaine pour permettre à son fils l’accès à une carrière militaire. » A la tête du Conseil suprême des forces armées, il s’est lancé dans une offensive éradicatrice des Frères musulmans et de leurs alliés.
Selon une vieille tradition bien établie dans le pays, le CSFA, composé d’une vingtaine de membres, est chargé d’assurer la continuité du pouvoir en cas de crise grave. C’est donc pour l’instant une politique arbitraire et liberticide qui est mise en place.  Les promesses de pacification sont remises à plus tard.
L’armée n’a cessé d’être en Egypte, dans l’ombre puis au grand jour, aux commandes de l’Etat. En 1952, « Les officiers libres » du colonel Nasser avaient renversé le roi Farouk puis avaient pris en main les secteurs clés du pays. En 1970, Anouar el-Sadate avait redonné le pouvoir aux civils par une libéralisation économique (politique de l’Infitah) mais laissa l’industrialisation aux militaires. Sous Moubarak, l’armée modernisée avait renforcé encore son influence politique et sa puissance économique tout en affirmant une ambition affichée de partager le pouvoir et d’influer sur le destin du pays.
« L’armée fait du business (…) avec 25 à 30% du PIB, son activité multiforme va de l’armement à agroalimentaire en passant par l’hôtellerie » (Akram Belkaïd, écrivain, journaliste). Il n’est pas rare de trouver des officiers supérieurs patrons de grandes entreprises. L’industrie militaire représenterait à elle seule 10% des emplois avec un chiffre d’affaire global de 5 milliards de dollars environ. «L’armée égyptienne se considère comme l’élite et l’épine dorsale de la nation. Rien ne peut longtemps lui résister » (Amr Yahia, un universitaire égyptien).
L’assassinat de Sadate en 1981 par des militaires islamistes avait en son temps provoqué une purge sans concession de l’influence des Frères musulmans au sein de l’armée et explique la détermination actuelle à continuer cette éradication commencée depuis longtemps parmi les soldats. La confrérie d’abord tolérée a été dissoute et combattue par Nasser, puis reconnue officiellement par Moubarak avant d’être au pouvoir sous Morsi et pourchassée aujourd’hui. Les Frères musulmans sont plus que jamais un ennemi gênant et un concurrent de poids.
Sous Morsi, le CSFA s’était vu contraint de pactiser avec les islamistes devenus omnipotents. Le Conseil Suprême veut désormais reprendre en mains l’exécutif et en finir avec la frérisation de l’Egypte. « L’enjeu, c’est le pouvoir, pas un débat entre islamisme et sécularisme » (Stéphane Lacroix, politologue).
Soit le coup d’essai démocratique actuel aboutit à des réformes structurelles difficiles mais réussies ; soit la convergence d’éléments inquiétants annonce un avenir incertain.
« Les perspectives sont pessimistes » reconnait Pierre-André Hervé, spécialiste du Moyen-Orient.
Un culte de la personnalité entoure le général al-Sissi, ce qui présage un retour prochain à un régime autoritaire sous un vernis démocratique de pure forme (« upgraded authoritarianism »). La brutalité de l’armée annonce quant à elle une radicalisation des Frères musulmans et de leurs alliés les plus extrémistes. On note d’autre part une recrudescence des tensions communautaires entre Musulmans et Chrétiens coptes (10% de la population). Le pope Tawadros II a appelé l’armée à défendre les églises, cibles des islamistes dont il existe d’autres mouvances nombreuses, comme les Salafistes du parti Al Nûr qui ont rejeté leur participation au gouvernement actuel en attendant de tirer leur épingle du jeu. Enfin, le mouvement ‘’ni-islamistes ni-militaires’’, encore confidentiel, se développe parmi les libéraux.
Les violences se répandent dans tout le pays. La dure répression des manifestants pro-Morsi en août 2013 a fait 578 morts selon le gouvernement, 2200 selon les islamistes. Washington et l’ONU appellent régulièrement à la retenue. Depuis, plus d’une centaine de soldats et de policiers ont péri dans les attentats islamistes, surtout dans la péninsule désertique du Nord-Sinaï.
Le projet constitutionnel voté ou non ne changera rien. « L’armée sortira gagnante de cette révision, car elle n’a fait aucune concession», selon Mustafa Kamel al-Sayyed, professeur à l’Université du Caire.

L’Egypte n’en a pas fini avec les violences.

violence

Aussi bien la violence ‘’légitime’’ incarnée par la première institution du pays, l’armée, que la violence ‘’illégitime’’ des Frères musulmans, confrérie criminelle. La violence autoritariste qui choisit le tout répressif comme la violence terroriste qui mise sur la peur et la soumission. La violence politique qui s’exerce dans le but de rétablir l’autorité de l’Etat au profit des militaires, mais aussi la violence religieuse qui se répand par des œuvres caritatives de propagande au profit des islamistes.
Deux logiques émergent et se contredisent : pour l’armée, il s’agit de rétablir coûte que coûte la stabilité économique et institutionnelle. Morsi, jugé à partir du 28 janvier pour trahison et complot, risque la peine de mort. Pour la confrérie des Frères musulmans, il s’agit de résister au mieux à la répression militaire et d’attendre, sur place ou en exil. Les alliances auprès des pays du Golfe montrent que l’Egypte se tourne, soit vers l’Arabie saoudite et le Koweït qui soutiennent l’armée et promettent des dons en dollars, soit vers le Qatar qui finance les Frères musulmans et sert de base arrière. C’est depuis Doha, mais aussi Istanbul et Londres, que les leaders proches d’Al-Qaïda préparent une contre-offensive et diffusent leurs messages par télévision-satellite dans le monde entier.
Enfin, il faut reconnaitre le rôle trouble des Etats-Unis qui ont contribué à l’arrivée au pouvoir de Morsi et s’inquiètent davantage de l’escalade anti-islamiste que des retards de la démocratisation.
 
Jean-Paul Fhima
JPF-Signa
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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