Pierre Kahn, 81 ans, est un homme qui pèse ses mots. Chacune de ses phrases. Les termes galvaudés, il les déteste. Sa déclaration, d’autant plus qu’il est juif pratiquant (« par fidélité »), n’en prend que plus de poids : « Lou Blazer était une sainte ». « Elle exsudait la bonté, exhalait la bienveillance. Jamais je n’ai rencontré quelqu’un comme elle », poursuit-il. En apprenant que Lou Blazer, décédée en 1966, allait donner son nom au nouveau collège du quartier de la Petite-Hollande à Montbéliard, il a été à la fois ému et ravi. « Pensez… Soixante-dix ans après ».
LE SEUL À AVOIR RÉCHAPPÉ
Il y a près de trois quarts de siècle, donc, la résistante Lou Blazer a sauvé la vie de Pierre Kahn. Au début de la Deuxième Guerre mondiale, le petit Pierrot -son surnom dans la Cité des Princes- a sept ans. Fils unique. Qu’on imagine choyé par des parents, Gaston et Alice, qui tiennent un magasin de bonneterie rue Cuvier, « Marie-Claire ». Les Kahn, dont la branche paternelle habite Montbéliard depuis au moins quatre générations, sont juifs. « Aucun problème », se souvient Pierre. « La ville abritait déjà des protestants et des catholiques. Je n’ai souffert d’aucune discrimination ».
Tout va changer avec l’occupation allemande. Partie lors de la débâcle en 1940, la famille revient, peu de temps après, dans son appartement (à l’emplacement de l’actuel salon de thé, place Albert-Thomas) : « Nous n’avions pas de meilleur endroit où aller. Et puis mon père était très légaliste : il avait fait toute la guerre de 14-18 et n’imaginait pas qu’il puisse risquer quelque chose… Même ensuite, quand il n’a plus eu le droit de travailler, d’avoir son magasin, il voulait faire les choses dans les règles ». Gaston Kahn attendra ainsi vainement des papiers -forcément signés par les Allemands- pour émigrer en toute légalité en Suisse…
À travers ses yeux d’enfant, Pierre Kahn ne sent cependant vraiment une dégradation qu’à partir de 1942 avec l’interdiction aux juifs de fréquenter des lieux publics, la rafle (à Montbéliard compris) des juifs étrangers et le port obligatoire de l’étoile jaune « Je ne me rendais pas compte, même si nous vivions chichement. Nous ne nous cachions pas, j’allais au collège. Ici, tout le monde savait qu’on était juif et ça n’empêchait pas grand monde de nous saluer ».
FAUSSE CONTAGION ET VRAIE HOSPITALISATION
À l’automne 1943, le gouvernement de Vichy ne faisant plus opposition à l’arrestation des juifs français, Gaston Kahn décide de passer, illégalement cette fois, en Suisse. Le voyage, avec passeur, est programmé fin janvier 1944. « J’ai été malade et il a été repoussé. Le 24 février, à 6 h du matin, j’ai entendu des coups de crosse à la porte. J’avais beau faire semblant et tenter de me rendormir, je savais ce que c’était. Les soldats allemands et la police française nous ont arrêtés ». 29 juifs de Montbéliard sont ainsi raflés et conduits à la prison, où ils passent la nuit. « Sur tout ce groupe, aucun n’est revenu. Je suis le seul à avoir échappé à l’extermination ». Silence.
Et ce grâce à Lou Blazer, éclaireuse unioniste et membre active -en parallèle de ses activités de résistante- de la Croix-Rouge. « Quelques jours avant notre arrestation, ma mère, qu’elle avait rencontrée dans la rue, lui avait raconté que j’avais été malade. Quand elle a connu la rafle, elle s’est précipitée chez notre médecin, qui a fait une fausse attestation comme quoi j’étais très contagieux. Elle n’a pas hésité à se rendre à la Kommandantur -la gueule du loup !- pour réclamer mes papiers de sortie ». Lou Blazer va directement le chercher en prison. « Elle m’a dit, avec son sourire si rassurant : tu es malade, on va à l’hôpital. Je ne voulais pas quitter mes parents cependant. Ils m’ont forcé à partir ».
Quelques jours plus tard, Gaston et Alice Kahn seront transférés à Drancy puis déportés à Auschwitz (voir ci-dessous). De leur disparition, Pierre, qui les a longtemps attendus, ne sera convaincu qu’en 1946. Entre-temps, le garçon de presque douze ans passe trois semaines à l’hôpital de Montbéliard – « Le temps que tout le monde m’oublie ». Un jour, Lou Blazer vient le chercher : « Elle a décousu mon étoile. En souriant. Puis nous sommes partis, en train, à Besançon ». Caché dans un présentarium -un endroit pour les enfants prétuberculeux ou dénutris dans la capitale comtoise-, Pierre Kahn y reste jusqu’à la libération de la ville. Accueilli en Suisse dans la famille de sa mère, il sera ensuite élevé à Besançon par ses tantes paternelles, qui ont échappé aux persécutions.
JUSTE PARMI LES NATIONS
De sa dramatique histoire, Pierre Kahn ne garde aucune amertume. Il aime à se souvenir au contraire de la bienveillance et la gentillesse de ceux qui l’ont sauvé. Dont Lou Blazer, dont les actes (elle a mis à l’abri plusieurs familles) lui ont valu d’être elle-même déportée (près du Struthof) mais aussi d’être l’une des premières à être reconnue Juste parmi les nations.
« Elle en était fière, tout en restant très modeste », raconte Pierre Kahn, qui jusqu’à sa mort lui a rendu visite à Montbéliard. Aujourd’hui, le Parisien d’adoption -ancien directeur d’un laboratoire pharmaceutique- lui rend hommage d’une autre manière. Il sera présent lors de l’inauguration, courant janvier, du nouveau collège. Peut-être y racontera-t-il son histoire. Et rappellera-t-il la phrase du Talmud ; « Qui sauve une vie, sauve le monde entier ».
« J’écrivais à mes parents des lettres… qui ne sont jamais parties ». « Optimiste de nature », Pierre Kahn a longtemps pensé que son père et sa mère reviendraient. La découverte, en 1945, de l’existence des camps puis le retour des rescapés, ébranlent sa confiance. « Mais j’attendais toujours. Je me racontais des histoires car, tout au fond de moi, je savais qu’ils étaient morts ». La confirmation « officielle » n’interviendra qu’en 1946. Plus tard, les travaux de Serge Klarsfeld lui apprendront que ses parents ont été déportés dans le convoi 69, parti le 7 mars de Drancy pour Auschwitz. « Je ne sais pas précisément ce qui leur est arrivé. Ils étaient déjà âgés, 52 et 47 ans, mon père avait une santé fragile. C’était l’hiver, cinq jours de trajet dans les wagons plombés, sans eau, sans nourriture ; je pense qu’ils ne sont jamais arrivés au camp ou bien qu’ils ont été gazés tout de suite ».
De son histoire d’enfant juif sous l’occupation, Michèle Kahn, femme de Pierre et écrivain reconnue, a tiré un livre, paru en 2010 : « Quand vous reviendrez, aurons-nous une auto ? » (éditions du Seuil). Elle y a inséré des documents et lettres, dont une de la plume du père de son mari. « Il racontait que dans l’été 43, les Allemands sont venus prendre nos meubles. Ils nous ont laissé le lit, une chaise chacun et la table de la cuisine. Mon père voulait une trace de cette saisie. On lui a répondu : « On ne donne pas de reçu aux juifs ».
Sophie DOUGNAC pour l’Est Républicain
Formidable histoire…
A graver dans le hall d’entrée du nouveau collège Lou Blazer.
Pour faire méditer sur tous les “boucs émissaires” qu’on désigne aujourd’hui à la vindicte publique comme soi-disant responsables de tous nos maux.
Une femme comme Lou Blazer c’est l’honneur de la France. Je suis ému.
Merci Sophie !
DonQuichotte
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