L’écrivain antillais Franz Fanon aimait à rapporter les paroles de son professeur de philosophie: « Quand vous entendrez dire du mal des juifs, dressez l’oreille,on parle de vous ». Un antisémite était forcément un négrophobe, englobant l’un et l’autre dans une même animosité.
On sait qu’en France comme aux États-Unis,Noirs et Juifs ont partagé une même solidarité d’exclus: ils étaient ces invisibles de la société, bannis de l’espace public réservé aux seuls WASP ( blancs anglo- saxons protestants) , Cette belle unité s’est fracassée : le juif n’est plus « le frère de malheur », selon Franz Fanon, mais celui dont la tragédie ,en l’occurrence, la Shoah, ternit la mienne et m’empêche d’être son frère .
Mémoires blessées en concurrence
Il y a eu des génocides avant 1942 et toute l’histoire de l’humanité est l’histoire d’un crime contre l’humanité .Tout se passe comme si l’Holocauste avait ouvert un espace d’interprétation: dans un cas c’est un événement ouvrant à l’intelligence des crimes de masse et qui permet de regarder d’un autre œil l’extermination des Amérindiens,des Aborigènes australiens, des Arméniens, des Herrero en Namibie,les crimes du colonialisme et l’abomination de l’esclavage, dans l’autre une théologie négative qui fait des juifs, et d’eux seuls les agents d’une élection maudite .
Une chose est de dire : le malheur juif à tracé la voie et a permis de penser le nôtre, une autre est d’affirmer qu’il occulte notre misère et doit être évincées. Les mémoires blessées entrent en concurrence au nom de l’affront maximal.
Dieudonné a choisi cette seconde voie.Il accuse les autorités sionistes d’avoir déclaré la guerre au monde noir,et les juifs d’avoir été les instigateurs de l’esclavage transatlantique quand, en France, le Code noir, ensemble de textes réglant la vie des esclaves dans les îles françaises, promulgué en 1685 par Louis XIV. interdisait dans son premier article , aux juifs « ennemis déclarés du nom chrétien », de participer à la traite et recommandait de les chasser des îles où ils avaient établi résidence.
Mais la vérité historique importe peu à l’humoriste, la haine chez lui est plus forte que le respect des faits et les scrupules de la recherche. Il est proche en cela de l’ex Tribu Ka, groupuscule suprématiste noir et antisémite, aujourd’hui dissous, qui affirmait la suprématie raciale des Africains et dénonçait en son temps « tous les macaques de l’amitié judéo-noire ».
La hiérarchie des races
Il ne peut y avoir de racisme anti- blanc, nous expliquent les voix autorisées, sinon par réaction puisque le Blanc est seul coupable d’avoir inventé la hiérarchie des races et d’avoir répandu le malheur partout où il s’est installé,
Or, ce racisme existe, il nous crève les yeux, et c’est l’antisémitisme présent au Maghreb,au Moyen Orient, en Afrique subsaharienne et dans nos banlieues et réactivant la vieille haine antijuive de notre extrême droite.Il est étonnant qu’une association antiraciste comme les Indivisibles, dirigée par Rokhaya Diallo et chargée de dénoncer la stigmatisation des musulmans,des immigrés et des cités , n’ait jamais gratifié Dieudonné de son Y’a bon Awards,son prix annuel de la dérision , comme s’il était protégé par sa couleur de peau et que ses propos antisémites ne pesaient rien, Deux poids, deux mesures.
Il est vrai que le racisme contemporain s’exprime toujours dans les mots de l’antiracisme, sur le mode de la dénégation,comme Anelka s’exclamant, après avoir fait le geste de la quenelle sur un stade en soutien à son ami Dieudonné : « Je ne suis ni raciste ni antisémite ». Personne ne vomit les juifs ouvertement, c’est juste Israël et son allié américain qui veulent dominer le monde et opprimer les peuples, lesquels se défendent.
Jouer avec les tabous et la loi
Reste que Dieudonné fait preuve d’un réel talent et qu’il fédère un vaste public. Il sait jouer avec les tabous et la loi. Reconnaissons-le: il est souvent drôle, en dépit du dégoût que peuvent inspirer ses propos.L’abjection devient comique à partir d’une certaine énormité . Va-t-on interdire la quenelle dans les restaurants?
Interdire l’humoriste ce serait le servir, donner à ses idées complotistes un fondement objectif, lui faire une publicité qu’il ne mérite pas. il serait plus avisé de décupler les amendes judiciaires qui le frappent quand il dérape et de l’assécher ainsi.
Le voilà déjà connu dans le monde entier, depuis que notre ministre de l’intérieur envisage d’empêcher ses spectacles.En matière de liberté d’expression,le libéralisme à l’anglo-saxonne paraît préférable à la volonté française de censure.On n’éteint pas la haine par décret. Au risque de la décupler.
Pascal Bruckner, essayiste
http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/01/03/le-racisme-anti-blanc-existe-c-est-l-antisemitisme_4342787_3232.html
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