Avec un peu de chance, la crise politique et financière qui secoue la Turquie actuellement devrait sonner le glas d’un pouvoir réactionnaire, compromis et contesté. Et c’est une bonne nouvelle.
La formation conservatrice en place (parti de l’AKP) a remporté successivement les élections législatives de 2002, 2007 et 2011 sur un programme très moralisateur : la transparence et le combat contre la corruption.
Ce qui revient à donner du bâton pour se faire battre au vu des accusations de trafic, fraude et blanchiment d’argent en bande organisée qui touchent l’ensemble de l’appareil d’Etat. C’est la défaite personnelle de monsieur Erdogan qui s’annonce ainsi que l’échec de tout un réseau islamo-mafieux.
Une chance pour un pays jeune et dynamique, avide de modernisation et de liberté dont la fronde populaire montre un besoin urgent de changement. Les manifestations à Izmir, Ankara, et Istanbul de la semaine dernière reprennent déjà le flambeau d’une opposition de rue commencée en juin dernier.
La crise ne pouvait pas mieux tomber, au moment où se préparent de nouvelles élections locales (élections municipales du 30 mars prochain) et nationales (élections présidentielles d’août 2014), ces dernières soumises pour la première fois au suffrage universel direct.
On peut dire que la campagne est mal partie pour l’insupportable donneur de leçons qu’est monsieur Erdogan dont la chute espérée par beaucoup devrait devenir une vraie opportunité pour le pays.
L’hécatombe a commencé le 17 décembre dernier avec la mise sous écrou du directeur général de la Halkbankasi, Süleyman Aslan, chez qui les enquêteurs ont retrouvé 4,5 millions de dollars en petites coupures, dans des boites à chaussures. Ont suivi le limogeage de 70 fonctionnaires de police, les arrestations des fils des trois ministres de l’Economie, de l’Intérieur et de l’Environnement ainsi que de nombreux hommes d’affaires (dont Ali Agaoglu, entrepreneur et 8e fortune du pays) et de politiciens (dont le maire très conservateur d’un district d’Istanbul Fatih Mustafa Demir). Un coup de filet inimaginable il y encore peu.
La crise a révélé que les ministres de l’environnement et de l’Urbanisation auraient délivré des permis de construire illégaux chèrement négociés, des dessous de table dont familles et amis auraient largement profité. D’autre part, un transfert illicite d’or aurait été effectué par la banque publique Halkbankasi vers l’Iran, en échange de gaz et de pétrole alors que Téhéran se trouve sous embargo financier. Ce trafic, estimé à plusieurs dizaines de milliards de dollars perçus chaque année, a sans doute contribué à la nucléarisation militaire de l’Iran.
Appelé à démissionner, le premier ministre Erdogan se dit victime « d’une conspiration à grande échelle (…), d’une sale opération qui vise à porter atteinte à l’avenir de la Turquie ». C’est plutôt la gestion du pays et particulièrement sa politique des grands projets immobiliers qui sont visées par la justice. Depuis 2002, la loi sur les marchés publics a été modifiée des dizaines de fois dans la plus grande opacité et dans la dérégulation totale. Les opérations frauduleuses de la société d’Etat Toki (Agence Turque du développement et du Logement) auraient autorisé la vente d’espaces publics sans aucune forme de contrôle et permis le financement illégal de l’AKP (parti dit « Blanc et immaculé pour la justice et le développement »).
Une dangereuse confrérie religieuse (trois millions de membres, 10 millions de sympathisants) tient les rênes du pouvoir depuis l’arrivée d’Erdogan à la tête de l’Etat et serait à juste titre au cœur des attaques actuelles. Il s’agit de la secte de l’imam Fethullah Gülen favorable à un juste équilibre ‘’entre foi islamique et capitalisme’’.
Le Coran d’une main, le tiroir-caisse de l’autre. Une sorte de credo revisité qui se situe à mi-chemin entre la foi dans l’Islam et la croyance en l’argent, avec front à terre et mains dans les poches. Si possible, celles des autres.
Malgré le mea culpa tardif d’Erdogan visant ce qu’il nomme « des institutions parallèles à l’État (…) des forces obscures qui menacent la nation [et] des bandes qui ne pensent qu’à leur propres intérêts, sous le couvert de la religion », le mal est fait.
Qu’on ne s’y trompe pas. Sans Erdogan au pouvoir, les Gülenistes, dont le fondateur est en exil aux Etats-Unis depuis 1999, n’auraient pu à ce point noyauter l’Etat. La rupture ne date que de novembre dernier, où un revirement soudain conduisait le premier ministre à fermer les écoles de soutien scolaire, source importante de revenus pour la confrérie. Le règlement de comptes qui s’en suit désormais ne trompe personne. Erdogan, lui-même ancien enseignant güléniste modèle, porte la responsabilité entière de ce fiasco. Il s’est toujours servi de l’entraide socioreligieuse du mouvement pour gagner des voix et asseoir son pouvoir personnel.
A chaque échéance électorale, le mouvement Gülen a apporté son soutien et conduit à la victoire dans les urnes. La coalition du Gülen-AKP voulait en finir avec le contrôle historique de l’armée, garant depuis 1923 de la république laïque instaurée par Mustafa Kemal. Depuis ces nombreuses années, cette nébuleuse islamo-conservatrice s’est partagé avec avidité et sans anicroche le gâteau de l’appareil d’Etat turc en particulier dans les milieux financiers, policiers et judiciaires. Ce ‘’partenariat stratégique’’ comme disent les experts ne s’est jamais démenti et s’est réalisé au bénéfice de grands procès retentissants qui ont touché des hauts gradés de l’armée, des universitaires, des journalistes. Une sorte de régime autoritaire mettant au pas la société civile.
Ce qui devrait en toute logique coûter
à ce monsieur propre aux mains sales
qu’est Recep Tayyip Erdogan
le poste convoité de chef d’Etat.
Mais le premier ministre bénéficie de nombreux appuis et d’un soutien non négligeable dans l’opinion publique. Les affaires en cours ne le rendront pas forcément moins populaire. C’est l’opposition qui doit profiter de cette occasion pour convaincre et l’emporter.
Le chef du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, est bien sûr satisfait de la situation mais reste sceptique. Il dénonce sans répit la corruption de l’AKP depuis 2008. Sa tentative de déstabiliser le parti au pouvoir aux dernières élections municipales de 2009 a déjà échoué. Et ne lui a pas permis de conquérir la mairie d’Istanbul.
Mais cette fois-ci, la crise est généralisée à l’ensemble du système d’Etat, les accusations sont infiniment plus graves et se situent dans un contexte politique difficile.
En effet, Erdogan est jugé responsable d’un fléchissement significatif de la croissance turque au beau fixe depuis dix ans (et qui reste quand même à plus de 4 %). « Sa gestion calamiteuse des manifestations du parc Gezi durant l’été 2013 avec 6 morts et près de 8 000 blessés (…), son conservatisme sur les questions sociales, notamment sur la religion, lui attirent l’ire d’une partie de la société », note Élise Massicard, chercheur turcologue attachée au CERI.
Les jeunes, étudiants et cadres diplômés,
le comparent volontiers
à un dictateur et même à Hitler.
D’autre part, le contexte international ne lui est pas non plus très favorable. La Turquie a récemment soutenu le président égyptien Morsi et la rébellion syrienne, se mettant dans le camp d’un islamisme de moins en moins ‘’modéré’’. « La ‘’politique du zéro problème avec nos voisins’’ défendue par le gouvernement est un échec », rappelle le spécialiste des affaires étrangères turques Jean Marcou (IEPG).
Contrairement à ses projets, Erdogan n’a pas réussi non plus à créer un bloc régional musulman Sunnite, conduit par la Turquie et construit autour de la confrérie des Frères Musulmans. On se souvient que l’Egypte avait rejeté avec mépris sa proposition de rapprochement. Pour excuser ce revers cinglant, il avait dans son discours du mardi 20 août 2013 accusé Israël d’être à l’origine du renversement du président Morsi et de l’échec de sa propre politique au Moyen-Orient. On le voit, ce n’est pas la première fois que le premier ministre turc use et abuse de mensonges grossiers pour faire porter le chapeau aux autres. Israël est, bien sûr, l’Etat fautif idéal.
On se souvient des provocations nombreuses
du gouvernement d’Ankara contre Israël.
Au forum de Davos en 2009, le même homme avait insulté Shimon Pérès à la suite de l’opération armée israélienne appelée ‘’plomb durci’’ effectuée sur la bande de Gaza en représailles d’attaques incessantes à la roquette. L’affaire de la flottille de Gaza en 2010 avec la mort de neuf ressortissants turcs avait été l’occasion de nouvelles accusations infondées. En 2011, les israéliens étaient considérées comme une menace pour la région « parce qu’ils possèdent la bombe atomique ». C’est cette vision des choses qui a conduit la Turquie à financer le programme d’enrichissement d’uranium de l’Iran. Enfin, dans un discours à Vienne, le 1er mars dernier, Erdogan a assimilé le sionisme a un crime contre l’humanité.
La disparition politique de monsieur Erdogan serait donc une bonne nouvelle pour Israël qui pourrait envisager des relations avec Ankara sur un registre moins conflictuel, basé non plus sur la haine à l’égard de l’Etat hébreu mais sur un dialogue démocratique, plus constructif et serein.
L’avenir des Turcs dépend des urnes et de la confiance qu’ils auront en eux-mêmes pour se débarrasser enfin de la menace de l’islamisme et d’un homme crédule, vil et manipulable.
Jean-Paul Fhima
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