“Il y a des salles aux cieux qui ne s’ouvrent qu’au son des chants”
Tantôt l’archet caresse, déchire ou fait pleurer l’âme, tantôt il conduit la noce et fait danser les mariés comme dans les tableaux de Chagall. On dit que les plus grands violonistes du XXe siècle ont été des Juifs. À 91 ans, l’immense Ivry Gitlis, qui sort un coffret de 5 CD (Decca) en même temps qu’une réédition de son autobiographie L’âme et la corde (Buchet-Chastel), en est le plus beau témoignage.
Mais quel rapport entre le violoniste volant au-dessus des toits de Vitebsk et la sirène jouant de la flûte pour Ulysse sur une mosaïque byzantine de Beth Shean au Musée de Jérusalem ? Entre le clarinettiste David Krakauer, le roi du klezmer, et Reinette l’Oranaise, la reine de la musique arabo-andalouse ? Entre Darius Milhaud, compositeur juif comtadin, et le Kaddish de Maurice Ravel ou le Kol Nidrei de Max Bruch (deux thèmes juifs qui ont inspiré des compositeurs non juifs) ? Entre la musique judéo-andalouse et le festival annuel Jazz’n Klezmer à Paris et, disons, la scène du théâtre des Trois Baudets créée en décembre 1947 par Jacques Canetti ? Tous appartiennent aux vastes territoires de la musique juive, une histoire d’amour qui remonte aux temps bibliques et qui accompagne les pérégrinations d’une population, voyageuse et multiforme.
httpv://youtu.be/O6voZQRJhEU
Depuis 2000 ans, sa musique – ses musiques – a emprunté et essaimé, intégrant les modes et variations liées à l’environnement et à l’époque, composant un patrimoine riche et vivant, ancien et irréductible. Profondément ancré en chacun, il recèle la mémoire intime, l’enfance, le passé familial, telle une valise qu’on emporte sur le chemin de l’exil avec quelques photos jaunies. Destiné à collecter, sauvegarder et conserver cet héritage, l’Institut européen des Musiques juives (IEMJ), dirigé par Hervé Roten, a pris récemment ses quartiers dans un nouvel espace situé au 29 rue Marcel Duchamp à Paris1. Il intègre la médiathèque Henriette Halphen, fondée par sa fille Isabelle Friedman.
httpv://youtu.be/sGtevtVQqQg
«Il y a des salles aux cieux qui ne s’ouvrent qu’au son des chants,» dit le Zohar. Le chant synagogal est traditionnellement très prisé. Il peut arriver que l’officiant soit, comme le grand-rabbin Olivier Kaufmann, un ténor, dont la voix et la ferveur élèvent l’âme réjouie des fidèles. Dans d’autres communautés, on s’assure la présence d’un ‘hazzan, un chantre. Les communautés hassidiques parviennent à l’extase par le chant et la danse. L’infini répertoire des chansons populaires, gaies ou tragiques, célèbrent la vie et la mère juive éternelle. Le violon rit et pleure, l’accordéon palpite et frissonne.
Aucun art ne semble aussi paradoxal, aussi complexe que la musique. «Nous représentons le centre européen le plus important pour les musiques juives» souligne Hervé Roten qui a consacré sa thèse d’ethnomusicologie aux communautés judéo-portugaises de Bordeaux et Bayonne. Confronté aux exigences matérielles et concrètes que représente la conservation de cet art «soluble dans l’air», il explique : «La musique, c’est comme la cuisine : les deux se sont transmis au fil des siècles par la tradition orale.» Une transmission fragile qui, en Europe, a été brisée, après un XXe siècle sillonné de guerres, expulsions, pogroms, exils, auxquels ont succédé oubli, rejet ou abandon des traditions.
Car la France est au croisement des cultures dites ashkenazes d’Europe centrale et orientale, et des cultures sépharades du pourtour méditerranéen, avec autant de traditions musicales liturgiques ou profanes – il y en aurait plus d’une centaine dans le monde. Sous sa houlette, l’Institut a pour mission de collecter, sauvegarder et conserver les musiques de toute la diaspora européenne pour les mettre à la disposition du public. Pour cela, il faut recueillir des enregistrements et des partitions, numériser les archives, remastériser les documents anciens pour les rééditer sous forme de CD, cataloguer pour permettre la consultation sur le réseau Réseau européen des bibliothèques judaica et hebraica (Rachel). Un deuxième serveur en réplique apporte une sécurité maximum. Le public, chercheurs et amateurs, peut venir (sur rendez-vous) pour les écouter et les visualiser en intégralité sur un des deux terminaux de la médiathèque Henriette Halphen. Actuellement, il y a dans les cartons 120 000 pages, c’est-à-dire 3500 à 4000 partitions à numériser, 5000 heures d’enregistrements (audio et vidéo) réalisés en France et à l’étranger, mais aussi des monographies d’artistes et de compositeurs, des documents rares (gravures, affiches, photos, etc) et des archives privées. Récemment, le centre a récupéré les archives musicales de la grande synagogue de la Victoire, c’est-à-dire 80 000 pages qui demanderont 6 mois pour être numérisées.
« Dis, maman, c’est quoi la musique juive ? » interroge une petite vidéo sur le site http://www.cfmj.fr/presentation/le-centre-francais-des-musiques-juives-37/le-centre-francais-des-musiques-juives.html accompagnée d’un montage musical impressionnant : une sonate tirée des œuvres du compositeur Fernand Halphen cède la place à Alberto Hemsi, puis à Léon Algazi et à Alexandre Tansman, enfin le jazz et un pot-pourri de malouf, klezmer, danses populaires, etc.
Parler de musique juive, c’est nécessairement faire le grand écart, comme l’illustrent deux amoureux de la musique situés aux extrêmes de cet art. D’abord l’œuvre classique du compositeur Fernand Halphen né en 1872, père d’Henriette et Georges, élève de Gabriel Fauré et de Jules Massenet. Capitaine au 13° régiment d’infanterie territoriale, ce second grand prix de Rome est «mort pour la France» en 1917. Sa Valse lente pour violon et piano ou sa Sonate pour violon et piano ont un charme obsédant (dans la collection Patrimoines musicaux des Juifs de France). Le double CD de ses Mélodies, pièces pour piano et musique de chambre a reçu l’Orphée d’or 2007 de l’Académie du disque lyrique. Un concert Fernand Halphen et les compositeurs de la guerre de 14-18 aura lieu au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme le 6 avril 2014².
Quant à l’incontournable Jacques Canetti, qu’aurait été la chanson française du XXe s. sans ce Juif bulgare, musicien et chanteur, qui découvrit et produisit Georges Brassens, Jacques Brel, Serge Gainsbourg, Charles Trenet, Edith Piaf, et tant d’autres ? Il était le frère du Nobel de littérature Elias Canetti (dont Pierre Arditi a enregistré un choix de textes à paraître en mars) et il figure parmi «Ces étrangers qui ont fait la France» (éd. Robert Laffont).
Pour les fêtes : la parution du coffret Jacques Canetti – Mes 50 ans de chansons avec 80 chansons cultes et des interviews inédites de Brassens et de Brel (Prod.Jacques Canetti)
Edith Ochs – www.causeur.fr
http://www.causeur.fr/a-musique-juive,25420
*Photo d’accueil de l’article : BABIRAD/SIPA. 00491459_000004.
- Entrée 42, rue Nationale. Ouvert du lundi au jeudi, 10-13h et 14h-18h. Tél : 01 45 82 20 52. M° : Olympiades, Nationale, Porte d’Ivry. ↩
- Hôtel St-Aignan, 71 rue du Temple, Paris. M° Rambuteau, Hôtel-de-Ville. Tél : 01 53 01 86 60.
tres bel article ! Merci pour ces lignes magnifiques sur le lien unique qui unit la musique et les Juifs…