Commencer par sa blessure
« Commencer par sa blessure, commencer par ça – dernier stigmate d’un caporalisme auquel Samir Tahar avait passé sa vie à se soustraire » « …Lui même n’aspirait plus qu’à jouir de son identité retrouvée. » Ce sont la première et la dernière phrase de « L’invention de nos vies », roman de Karine Tuil : 493 pages (Grasset).
Il y a trois personnages principaux : Samir, arabe musulman, fils d’immigrés tunisiens, Samuel, fils d’une polonaise catholique, adopté par des juifs français communistes « revenus» à la religion, Nina trop belle, fascinante, que les deux hommes se disputent.
Celui qui devient avocat de haut niveau à New York et qui épouse la fille du juif le plus important de Manhattan, c’est l’arabe. Celui qui végète à Clichy sous Bois dans un emploi d’assistant social, c’est le juif. Nina, elle a aimé le premier, elle est restée par pitié avec le plus faible mais elle le quittera pour le premier.
Pour réussir à Paris puis à New-York, Samir ne contredit pas son premier employeur qui pense avoir engagé un jeune avocat juif prénommé Sami. « On peut aller très loin avec le mensonge… » Et Sami bâtira sa carrière, son mariage, sa vie sur un malentendu jamais dissipé. Samuel se veut écrivain mais n’a jamais été édité. Son échec le trans forme en agressif hystérique. La misère s’impose à lui mais il ne l’assume pas et se drape dans une attitude de mépris envers tous ceux qui connaissent la réussite. Il en est même réduit à recevoir les arabes venus lui demander son assistance en se cachant d’être juif.
Personne n’est à sa place, chacun s’invente un rôle mais la vie va rebattre les cartes et le jeu va changer pour chacun des personnages.
C’est un beau roman. Karine Tuil raconte une histoire, une intrigue, avec un début, des rebondissements et des personnages secondaires qui sont les acteurs, les témoins de la tragédie. Le demi frère de Samir, né d’une relation ancillaire, blond comme son père, homme politique français, qui devient terroriste après avoir été dealer musulman puis intégriste. Il y a l’avocat juif parisien, tout en intelligence et en culture qui écoute les confidences et donne les conseils sollicités, comme dans les tragédies du répertoire classique. Il y a l’épouse de Samir, parfaite jewish american princess…
Mais le livre de Karine Tuil n’est pas seulement un roman réussi, c’est aussi un reportage fouillé, une analyse au scalpel des banlieues françaises, « léopardisées» par des zones de non droit, avec une jeunesse en déshérence et en désespérance. Les ascenseurs toujours en panne dans les barres
Personne n’est à sa place, chacun s’invente un rôle
mais la vie va rebattre les cartes
et le jeu va changer pour chacun des personnages.
de 8 étages, c’est pour décourager ou ralentir les policiers venus arrêter des auteurs de délits ou les dealers de shit et de coke, ou de simples préposés au guet. « L’invention de nos vies », c’est également une réflexion sur le sort réservé aux arabes ou plutôt sur l’idée qu’ils s’en font:
« Pour trouver un bon travail quand on est arabe, tu peux crever, et un logement, oublie. Les Français ont fait venir nos parents, ils leur ont promis l’eldorado et, au lieu de ça, ils les ont parqués comme des bêtes dans des cités-dortoirs, ils les ont exploités, maltraités, maintenant ils veulent s’en débarrasser, et tu voudrais quoi, que nous, leurs enfants, on dise merci ? Les juifs sont toujours là, à pleurer sur leurs morts, mais nous, qui pleure sur nos victimes ? Tu veux que je te dise ? Les morts n’ont pas tous la même valeur ! »
Karine Tuil rapporte aussi ce que beaucoup d’arabes pensent des juifs quand il leur arrive de s’exprimer : « Les juifs ne sont pas paranoïaques peut être ? Dès qu’ils sont visés par la moindre remarque, dès qu’ils se sentent mal-aimés, lésés, critiqués, ils dégainent leur arme, l’antisémitisme ! »
L’écriture de Karine Tuil est vive, précise, nerveuse : peu de descriptions et beaucoup de dialogues, de confessions. Elle utilise souvent des phrases avec deux ou trois verbes ou adjectifs séparés par des barres obliques : « il te faut charmer/ruser/négocier» ou autre exemple : « quelque chose était corrompu/détruit /souillé ».
« Pour trouver un bon travail
quand on est arabe, tu peux crever,
et un logement, oublie. »
Il y a également quelques notes en bas de page pour rendre vrais des personnages sans importance : par exemple, deux danseuses nues dans une boîte de nuit, astérisque et en bas de page : « Charlène et Nadia, 23 et 25 ans. La première rêvait de devenir danseuse classique, la seconde avait été longtemps professeur d’aérobic ».
C’est un livre sur l’état de la France aujourd’hui, laïcité et communautarisme, hostilité raciste et violence incontrôlable, chômage humiliant et assistance décourageante. Le pays ne va pas bien et chacun le ressent. Karine Tuil restitue la vibration et son livre interpelle : « supporter l’horreur économique, l’horreur sociale-utopie car rien ne changera, toujours plus minable, faut pas rêver »
Le Point parle d’une « fresque post balzacienne sur l’ambition et ses ressorts » mais ce livre puissant charrie les craintes « d’un avenir sombre, terrorisant » et il parle surtout de passion, d’ambition , de mensonge, et de désillusion .
Samir, Samuel, Nina ont quarante ans. « Les feux mal éteints » de leur jeunesse brillent encore dans leurs yeux. Le livre de Karine Tuil parle de la vie qui vous fait exulter et qui peut vous broyer.
André Mamou
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