Dans l’Invention de nos vies, son neuvième ouvrage, le plus accompli, Karine Tuil nous livre un roman sur l’imposture, les faux-semblants, les identités trompeuses, l’argent, la réussite, l’amitié.
C’est l’histoire d’un trio amoureux, au destin croisé. Samir, le musulman et Samuel, le juif, sont amoureux de Nina une somptueuse créature. Vingt ans plus tard, tout a changé. Samir qui est devenu un brillant avocat d’affaires à New York, doit son succès à une usurpation d ́identité. Il a emprunté l’histoire familiale de son ami de jeunesse, Samuel. Ce roman phare de la rentrée, fait partie de la première sélection de romans en lice pour le Goncourt, le prix Interallié et le Femina.
Rencontre avec Karine Tuil, une jeune femme à l’allure volontaire, un esprit toujours en éveil, un regard qui dévoile une part de douceur et de fragilité.
Tribune juive : Dans L’invention de nos vies, votre dernier roman, vous traitez de l’imposture, du mensonge, de la falsification, des sujets universels. Pensez-vous que ce sont des contre-valeurs totalement banalisées dans notre société ?
Karine Tuil : Oui, je crois que Samir est assez emblématique de notre société, c’est un Rastignac des temps modernes, un ambitieux mais c’est aussi un pur produit de la « méritocratie » à la française. Il est travailleur, volontaire, il a envie de trouver sa place sociale et est prêt à tout pour ça. Mais il va être acculé au mensonge d’identité parce qu’il pense être victime d’une discrimination raciale. Etudiant brillant, il est persuadé que les lettres de refus d’embauche des prestigieux cabinets d’avocats sont dues uniquement à son patronyme d’origine arabe. Samir Tahar, devenu Sam, rencontre Pierre Lévy, son futur employeur qui, d’emblée, le prend pour un juif. En effet, le nom de Tahar est porté aussi bien par des juifs d’Afrique du nord que par des musulmans. Samir ne dénonce pas ce quiproquo et commence à New-York une brillante carrière sous l’impulsion de Pierre Lévy et de celle qui deviendra sa femme, Ruth Berg, la fille d’un puissant entrepreneur juif américain – l’une des plus grosses fortunes américaines.
T.J : Est-ce la contrainte sociale qui oblige Samir à un changement d’identité ?
K.T : Samir est persuadé d’avoir été victime d’une discrimination raciale, alors que Pierre Lévy, son employeur puis associé, lui dira un peu plus tard dans le livre – c’est un pas- sage très important – que, « dans notre société, la discrimination n’est pas raciale mais sociale », précisant qu’il l’aurait embauché même s’il avait su qu’il était musulman. Samir, d’une certaine façon, s’est laissé piéger par son mensonge originel, mais il n’y avait chez lui ni honte des origines, ni volonté de tromperie.
T.J : Samir a-t-il un désir de revanche si fort qu’il l’empêche de se dévoiler ?
K.T : Samir est quelqu’un de très méritant, très brillant, Il est arrivé parmi les premiers au concours du Barreau de Paris. Le jeune des cités veut rompre le « cycle de l’échec et de la misère », lié à ses origines, notamment – sa mère est femme de ménage, son père, qui était chauffeur, est mort dans des circonstances tragiques alors que Samir était encore jeune. Il y a donc en lui un très fort esprit de revanche. Revanche sur l’amour, car il a été rejeté par la femme qu’il aimait – Nina l’a abandonné pour retrouver Samuel qui avait tenté de se suicider pour la garder – ; revanche contre la société qui impose ses règles sociales impitoyables et auxquelles il faut se soumettre pour survivre ; revanche contre l’humiliation qu’a subie sa mère qui a eu une liaison avec son employeur, un homme politique français, membre du parti socialiste qui, après lui avoir fait un enfant qu’il a refusé de reconnaître, l’a abandonnée.
T.J : Vous êtes-vous inspirée de DSK pour les pulsions de votre héros ?
K.T : Non, je ne me suis pas inspirée de DSK, mais le goût pour une sexualité sans contrainte était un trait de caractère qui rendait Samir plus intéressant. C’est un séducteur, noceur, un homme à femmes, qui a une sexualité totalement débridée, il est incapable de réprimer ses pulsions et le lecteur guette sa chute.
T.J : Si votre livre devenait un film qui pourrait incarner Nina ?
K.T : Beaucoup de personnes s’y intéressent. Je vois bien Monica Belluci dans le rôle de Nina. Il faut une femme extrêmement charnelle et sensuelle avec une charge érotique puissante.
T.J : Dans votre roman, les femmes sont soumises et manipulées et au fur à mesure on les voit s’émanciper.
K.T : La question des rapports de pouvoir, que ce soit dans la sphère professionnelle ou intime, m’intéresse depuis longtemps. J’ai d’ailleurs écrit un livre à ce sujet «La Domination». Il me semble que beaucoup de choses se jouent dans les rapports de pouvoir, de désir. Les femmes deviennent des enjeux, des objets, des faire-valoir pour des hommes plus puissants qu’elles. Au fil du livre, elles s’émancipent, se libèrent du regard des hommes.
T.J : Samuel a aussi un rapport ambigu avec son identité juive… Il va même jusqu’à changer de prénom.
K.T : Samuel Baron, qui rêve de devenir écrivain, reconverti en éducateur social auprès de jeunes en difficulté est le fils d’intellectuels juifs orthodoxes avec lesquels il rompt tout lien quand il apprend, à l’âge de 18 ans, qu’il n’est pas leur fils biologique, mais celui d’une chrétienne. Il s’éloigne du judaïsme. Il vit dans une banlieue sous tension, où la montée de l’antisémitisme est très forte. Il est menacé, il a peur, et se voit contraint de cacher sa judaïté, il prend le prénom de son père, Jacques. Dans mon livre, tout le monde ment sur son identité pour survivre.
T.J : Peut-on se réinventer une vie ou est-ce une illusion ?
K.T : Ce qui m’intéresse, c’est le désir qu’on peut avoir d’échapper au déterminisme, de se créer une identité propre. Dans une société ultra compétitive, où la réussite est une norme sociale à laquelle il faut se soumettre, peut-être encourage-t-on les gens à falsifier leur existence, à mentir pour paraître sous un jour plus favorable, plus enviable. « Avec le mensonge on peut aller très loin, mais on ne peut jamais en revenir » dit un proverbe yiddish, qui m’a guidée tout au long de l’écriture de ce roman. On voit les personnages, tour à tour s’inventer des vies… mais tôt ou tard ils sont rattrapés par leurs origines, leur passé. Pour Samir, qui a tout eu, être débarrassé de son masque social devient libératoire… il s’affranchit enfin des non-dits et des secrets.
T.J : Vous abordez dans ce livre des thèmes récurrents : le mensonge et l’identité.
K.T : Etre écrivain c’est se nourrir beaucoup des autres, avoir le désir d’incarner plusieurs vies, en changer par procuration, c’est être un peu acteur, ça donne une liberté, une audace, une énergie très particulières. J’aime soulever des questions de société comme l’antisémitisme, la discrimination, la quête identitaire et les intégrer dans une grande histoire romanesque. A travers ce livre, je souhaitais évoquer les compromissions et les trahisons que chacun est prêt à faire pour trouver sa place sociale, notamment le mensonge. Quant à l’identité, c’est un thème qui m’obsède depuis mon premier roman. J’aime beaucoup cette phrase du poète russe Joseph Brodsky qui illustre bien mon livre : « Mon premier mensonge avait un rapport avec mon identité. »
T.J : C’est aussi un livre sur l’amitié ?
K.T : Oui, amitié déçue ou amitié forte, proche de la fraternité. Dans ce livre, l’amitié entre Samir Tahar et son mentor Pierre Lévy est indéfectible. J’ai voulu parler de réconciliation. C’était important d’évoquer l’amitié judéo-musulmane, les préoccupations communes, les crispations identitaires.
T.J : Ce livre est aussi une variation sur la réussite ?
K.T : C’est un roman qui parle de l’obsession de la réussite dans nos sociétés occidentales. Qui est le raté ? Qui a réussi ? Celui dont la réussite repose sur un mensonge identitaire ? Samuel qui a, en apparence, échoué mais qui tire un certain orgueil de son refus des compromissions ? Mes personnages vont être placés successivement dans des situations d’échec et de réussite.
T.J : Comment vous est venue l’idée de ce roman ?
K.T : J’avais été très marquée par la vague de suicides à France Telecom, signe d’une société malade de son obsession de la performance. Je voulais décrire le climat de violence et de brutalité qui sévissait dans notre société contemporaine, l’esprit concurrentiel, l’obsession de la réussite, de la compétitivité.
T.J : Avez-vous toujours eu ce goût pour l’écriture ?
K.T : Très tôt, ma mère qui était par ailleurs assez réservée et pudibonde, qui m’interdisait par exemple de voir une scène un peu osée à la télévision, m’a donné à lire des textes forts – pas toujours adaptés à mon âge d’ailleurs : Camus, Vian, Kafka, dans une liberté totale, m’incitant à échanger avec elle après lecture, sans tabou. J’ai toujours aimé écrire, j’ai fait des études de droit pour rassurer mes parents, mais j’ai écrit mon premier roman à l’âge de dix-neuf ans sans être publiée. D’ailleurs, mon roman est aussi une réflexion sur l’écriture, sur la place de l’écrivain dans notre société.
Propos recueillis par Sylvie Bensaid
En lisant cet article, sans connaître le livre en question, des réminiscences me viennent…le livre de Philip Roth, » La tache « …bien antérieur au livre de Karine Tuil ( 2002).
Comment ne pas l’évoquer dans l’interview?