Traduire est un métier, mais traduire un roman doit aussi être un plaisir, et ce fut, pour moi, un plaisir intense et exigeant de traduire As-tu jamais rêvé que tu volais? d’Austin Ratner (éd. Calmann Lévy). Car ce livre est à la fois un roman et l’histoire vraie d’un homme qui, au lieu d’être broyé par l’Histoire, plaça son objectif entre lui et le monde, observant celui-ci avec humour et poésie.
Avant que le destin s’en mêle, il avait vingt ans. Il venait de Riga, en Lettonie et il était inscrit à la Technische Hochschule de Dresde : il voulait être ingénieur. C’était avant que le destin s’en mêle et fasse de lui, à 22 ans, l’infortuné héros de l’« affaire Dreyfus autrichienne » en l’accusant de parricide.
Philippe Halsmann, le « photographe des stars », que Popular Photography Magazineclassait en 1958 parmi les 10 plus grands photographes du monde, passa trois années en prison au fin fond du Tyrol, avec deux procès iniques et une campagne de presse haineuse agrémentée d’incessantes caricatures dans le journal antisémite allemand Der Stürmer. Dans un délire qui scandalisa ses confrères européens, un médecin légiste fou et ignare s’empara de la psychanalyse et lui tordit le cou, s’inspirant des théories raciales en vogue dans les publications scientifiques autrichiennes.
La Zillertal est la vallée du Tyrol autrichien la plus touristique. Verdoyante, ruisselante, rutilante, elle attire les randonneurs séduits par les excursions en montagne. Ses pentes rocailleuses font la joie des amateurs de grenats de la région, dûment équipés de pics.
En septembre 1928, la famille Halsmann, qui habite à Riga, en Lettonie, part à la découverte du Tyrol. Le père, Max est un dentiste jovial et loquace, un costaud au cou de taureau, un fanfaron sympathique. Son intello de fils, Philippe, est un gringalet timide et rêveur qui aime la poésie et la philosophie, grand lecteur de Kant, qui aurait nettement préféré flâner à Lugano avec Ruth, son amie « aryenne ».
Sans doute convaincu que le gamin a besoin d’exercice pour se développer, le père décide de se lancer avec lui à l’assaut du Zamserschinder, un sentier de montagne qui serpente dans la vallée et grimpe jusqu’à 1800m. Des pics altiers, implacables, coiffés de neiges, forment un cirque étincelant.
Le père veut forcer le pas, le fils refuse car le père est cardiaque, le père, agacé, lui prend son sac à dos, le fils rouspète… Les « braves » randonneurs tyroliens les observent, narquois, comme des bêtes curieuses car ils parlent yiddish et ils sont étrangers. Puis le père s’isole un moment derrière le talus : « Va, je te rattrape. » Le fils avance, entend un cri, accourt… le père est couché dans le ruisseau, le crâne fracassé. Le fils hurle, court chercher de l’aide… Dès lors, il cesse d’être Philippe, une personne. Il devient « Le Juif », un symbole et, à ce titre, il est nécessairement coupable .
« As-tu jamais rêvé que tu volais ? » demande Philippe Halsman à sa bien-aimée, Ruth Römer, le 30 juillet 1929, du fond de sa prison. Le procès en appel met en évidence l’absence totale de preuves, la disparition des shillings qui se trouvaient dans la poche du mort, la présence de casseurs de pierre à proximité, d’autres meurtres et vols dans cette région frontalière de l’Italie, mais rien n’y fait. Tentative de suicide, tuberculose…
Grâce à sa jeune sœur Liouba qui inonde de lettres tous les dreyfusards français et humanistes connus, et sillonne l’Europe, un aréopage international rassemblant Einstein, Freud, Thomas Mann, le ministre de l’Air français, Paul Painlevé, etc. se mobilise pour que s’ouvrent enfin les portes de la prison. Mais charbonnier est maître chez lui : la grâce du chancelier autrichien est assortie de l’interdiction de revenir en Autriche. Philippe gagne Paris avec sa mère et sa sœur.
Désormais, il est fermement résolu à ne pas reprendre ses études. Avec l’appareil photo que lui a offert son père, il deviendra photographe. Il se lie avec Jean Painlevé, réalisateur de films scientifiques (et fils du ministre), et les surréalistes (Salvador Dali, notamment), et il rencontre Gide, Malraux, Breton… Il apporte au portrait une technique contrastée ombre-lumière (des noirs profonds) et qui tranche avec le flou que cultivaient les photographies des stars de l’époque.
Une photographie, c’est autant son objet que l’œil du photographe. Ami des surréalistes, il devint un photographe élégant, plein d’humour et de fantaisie. Le portrait d’André Gide avec un croissant de lumière sous les yeux ? Jean Cocteau avec les bras de Vishnou ? Les bacchantes fil de fer de Dali au fronton du centre Pompidou à l’occasion de l’exposition Dali ? Dali Atomicus, avec une sa palette et une kyrielle de chats comme en apesanteur? Le duc et la duchesse de Windsor sautant, raides, leurs chaussures alignées sur le côté de l’image ? Audrey Hepburn, Marilyn Monroe, Brigitte Bardot… ? Autant de photos signées Philippe Halsman.
Un de mes grands moments d’émotion : En 1941, à peine débarqué à New York, Halsman photographia Connie Ford, une jeune actrice inconnue, sur fond de drapeau étoilé. Cette photo inoubliable, prise peu avant l’entrée en guerre de l’Amérique, symbolisa l’élan patriotique américain. Elle fut ensuite popularisée par Elizabeth Arden qui lança une célèbre campagne pour un rouge à lèvres baptisé Victory Red. L’auteur Austin Ratner a su recréer la scène poignante et cocasse dans la chambre minable de l’éternel immigrant, symbole de la misère et du désespoir, immortalisant un instant de beauté né dans la crasse et la poussière.
Le collectionneur Serge Aboukrat présente des œuvres de Philippe Halsman. Jusqu’au 30 septembre : galerie Serge Aboukrat, 7 pl. Furstemberg, 75006 – tél : 01 44 07 02 98. M° St-Germain-des-Prés (du lun. au ven. 15h-19h). Par ailleurs, les Archives Jean Painlevé sont au 38, avenue des Ternes; 75017 Paris (m° Ch.-de-Gaulle/Etoile, Ternes)
Par Edith Ochs – huffigtonpost.fr
http://www.huffingtonpost.fr/edith-ochs/le-roman-vrai-de-philippe-halsman-heros-malgre-lui_b_3939834.html?utm_hp_ref=email_share
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